L’orientation du prêtre durant la célébration eucharistique est suffisamment emblématique pour focaliser à elle seule toute la différence de « sensibilité » entre les tenants de l’ancien rit, dit de saint Pie V, aujourd’hui appelé « forme extraordinaire » du rit romain (( Cf. Benoît XVI, Lettre apostolique Summorum pontificum, 7 juillet 2007, art. 1 ; La Documentation catholique, n. 2385, 5 août 2007, p. 703. )) , et ceux du rit dit de Paul VI. Encore que le texte du rit dit de Paul VI ne dise pas de façon explicite que le prêtre doive faire face au peuple  — certaines indications invitant même plutôt à penser le contraire, comme par exemple avant la prière sur les offrandes : « Revenu ensuite au milieu de l’autel, le prêtre, en se tournant vers le peuple et en étendant puis en joignant les mains, invite le peuple à la prière en disant…1 », ce qui laisse entendre que le reste du temps le prêtre n’est pas tourné vers le peuple … Constatation qui ne rendra que plus difficile mon intention de justifier comme n’étant pas moins valable – sinon même plus (!) –, l’orientation du prêtre célébrant vers l’assemblée …

L’orientation du prêtre et de l’assemblée vers l’est, lieu du soleil levant et symbole cosmique du retour du Soleil de Justice, le Christ Jésus notre Seigneur, venant juger les vivants et les morts, ainsi que le cardinal Ratzinger l’a si bien exprimé dans son livre L’esprit de la liturgie2 , permet d’intégrer symboliquement l’univers dans l’expression liturgique de l’Église, et manifeste la condition inchoative de l’Église en chemin vers son accomplissement eschatologique Cela est certes juste, mais cette orientation n’est pas pour autant ce qu’il y a de plus parfait …

Le premier défaut tient à ce que la symbolique de l’attente du Christ exprimée par l’assemblée et le prêtre à sa tête tendus vers un même point, n’exprime pas en soi de façon absolument propre la foi du Peuple de Dieu, puisque d’autres peuples, comme le peuple juif ou le peuple musulman se tournent vers un ailleurs que le lieu où ils se trouvent lorsqu’ils prient, manifestant qu’ils n’ont pas la plénitude avec eux dans le lieu où ils se trouvent, mais qu’ils l’espèrent d’un ailleurs. Ils sont aussi dans l’attente … Les juifs se tournent vers Jérusalem, et les musulmans vers la Mecque, et les chrétiens vers l’est. Que la direction de la prière exprime l’attente n’est donc pas propre à la foi chrétienne. La tension vers un lieu géographique et symbolique hors de celui où l’on prie n’est donc pas propre à l’expression de la foi chrétienne … même s’il reste vrai que l’attente du retour du Christ conditionne toute la prière chrétienne (Cf. 1 Co 15 28)

Le deuxième défaut tient à ce que dans cette disposition symbolique, la séparation géographique du prêtre par rapport à l’assemblée des fidèles, ensemble tendus vers un même point focal, peut laisser penser que la différence des sacerdoces ministériel et baptismal n’est finalement qu’une différence de degrés, symbolisés par les marches de l’autel qui placent le prêtre plus haut que les fidèles et plus proche qu’eux du Christ … Or la différence des sacerdoces n’est pas une question de degrés, mais de nature3 … Certes, l’on pourra dire que la présence du prêtre seul dans le sanctuaire indique cette différence de nature. Mais outre qu’il n’y a pas que le prêtre à pouvoir être admis dans le sanctuaire – les servants d’autel le sont aussi –, nous parlons ici de l’orientation du prêtre, et non pas du lieu où il se tient, d’autant que la remarque peut aussi alors être portée au crédit du prêtre tourné vers l’assemblée, qui se tient lui-aussi dans le sanctuaire…

Ce qui caractérise la foi chrétienne, c’est la Bonne Nouvelle de la venue de Dieu parmi nous, en sorte que la liturgie de l’Eglise nous permet précisément de Le rencontrer… parmi nous ! (Cf. Mt 10 7 ; Lc 10 9) Et ce dans le moment focal de toute Son existence, celui de Son sacrifice, par lequel Il Se donne à Son Eglise comme à chacun de ses membres … La Messe nous ouvre les Portes du Royaume des Cieux ! Dieu est là ! Et Il nous rend contemporains de Son sacrifice, de Sa mort et de Sa résurrection, pour que par Lui, avec Lui et en Lui, nous nous offrions à Dieu comme des hosties saintes (Rm 12.1 ; 1 P 2.5) et entrions ainsi en possession de la vie éternelle, (Cf. Jn 6 54), devenus participants de la nature divine (Cf. 2 P 1 4) ! C’est dire que l’orientation du prêtre et de l’assemblée à sa suite vers un lieu en dehors de celui où ils se tiennent ne rend pas symboliquement compte de l’essentiel de ce qui constitue l’acte eucharistique : « Le Royaume des Cieux est au milieu de vous ! » (Lc 17 21) , « La réalité, c’est le Corps du Christ (Col 2 17) ! »… La réalité est là… devant nos yeux… c’est le Corps du Christ ! Par l’Eucharistie, le Christ nous fait la Don de Sa présence réelle… Dieu est là ! Il ne s’agit pas de Le rater en regardant ailleurs !

Bien sûr, Il est là et Il est encore à venir. Mais Il ne sera jamais pour personne à venir s’Il n’a pas d’abord pour lui déjà été là… C’est à partir de ce qui nous vivons ici et maintenant, par Lui, avec Lui et en Lui, que nous pouvons espérer, sans trembler (Cf. Rm 2.5, 5.9 ; 1 Th 1.10), attendre Son retour, le regard porté vers le point où le soleil se lève (Cf. Mt 24 27) … Mais on voit bien qu’il n’est plus ici question de lieu … Elle est venue « L’heure où ce n’est ni sur cette montagne ni à Jérusalem » que nous adorons notre Dieu ! (Cf. Jn 4 21-24)

Outre la caractéristique de la Foi chrétienne s’exprimant dans l’annonce de la Présence du Royaume des Cieux « au milieu de vous (Lc 17.21) », lorsque le prêtre fait face au peuple, il exprime de façon parfaite la nature propre du ministère sacerdotal qui est de représenter le Christ, Époux de l’Eglise, faisant face à Son épouse dans l’acte d’amour par lequel Il Se donne à Elle. En effet, par le sacrement de l’ordre, un baptisé devient capable d’offrir non plus seulement son propre sacrifice, comme n’importe quel baptisé se doit de le faire en tant que membre du Corps du Christ, « par Lui, avec Lui et en Lui », à « Dieu, le Père Tout-Puissant4 , dans l’unité du Saint-Esprit », pour Lui donner « tout honneur et toute gloire », mais le prêtre devient capable d’offrir celui du Christ Lui-même, ou plutôt, c’est le Christ qui devient capable d’offrir par lui Son propre Sacrifice… Qui en effet pourrait jamais offrir au Père le sacrifice, la vie et la mort d’un autre, et a fortiori du Fils de Dieu, sans encourir la Colère de Dieu ? Là est le fondement de la distinction de nature des sacerdoces : personne ne peut jamais offrir que son propre sacrifice, tandis que par le sacerdoce ministériel, le prêtre offre le Sacrifice du Christ !!! Crainte et tremblements !!… Et de cela, qui en serait capable sans y être appelé par le Christ Lui-même (Cf. Jn 6 53) ? Il est grand le mystère du sacerdoce ! « C’est l’amour du Cœur de Jésus Lui-même », disait le saint Curé d’Ars. Le prêtre en tant qu’il agit in persona Christi est configuré au Christ Époux, livrant Sa vie par amour de Son peuple, rassemblé pour Le recevoir… Comme un époux aime son épouse jusqu’à lui donner son corps pour ne faire avec elle plus qu’une seule chair, ainsi, à la Messe, le Christ vient donner Son corps à Son épouse pour ne faire avec elle plus qu’une seule chair. L’Église devient ainsi, et ainsi seulement, le Corps du Christ (Cf. He 5 4) … Voilà pourquoi il n’y a pas d’Église sans Eucharistie, ni d’Eucharistie sans prêtreAussi miraculeusement que le Verbe de Dieu S’est fait Jésus dans le sein de la Vierge Marie, par le mystère de notre participation à l’Eucharistie, Il Se fait Nous, si toutefois nous voulons bien devenir Lui… « Accorde-nous, Seigneur notre Dieu, de trouver dans cette communion notre force et notre joie, afin que nous puissions devenir ce que nous avons reçu », demande la prière après la communion du vingt-septième Dimanche du Temps ordinaire… Bref, le prêtre ne peut jamais si bien signifier le Don que le Christ fait de Lui-même à Son épouse, vivre donc sa vocation propre de prêtre qui est de rendre présent le Christ dans le mystère de Son Sacrifice, qu’en faisant lui-même face à l’Église comme le Christ fait face à Son épouse dans l’offrande de Lui-même… Les amoureux ne se tournent pas le dos. Lorsqu’on s’aime, on se fait face,5 dans une épreuve de vérité. Les prêtres ne sont-ils pas d’autres Christ ?

Au lieu d’être dirigée vers un point de fuite, l’assemblée fait ainsi face au prêtre qui représente le Christ, ici et maintenant, avec Son corps et Son sang, pour s’unir à Son Sacrifice rédempteur par lequel toutes grâces sont obtenues et données. C’est cela qui est le propre de la célébration chrétienne : le Royaume des Cieux est au milieu de nous ! À nous d’y entrer, maintenant, plutôt que d’attendre qu’Il vienne à la fin du monde, où il sera trop tard pour le faire ! Nous ne sommes pas ou plus des juifs, nous sommes devenus chrétiens.

Le prêtre ne peut pas être considéré comme tournant le dos au Christ présent au tabernacle puisqu’il en est l’émanation directe par laquelle Jésus Se présente à Son Épouse pour Se donner à elle. Au total, et pour le moins, l’orientation vers le peuple ne me paraît donc pas d’une valence symbolique et théologique moindre dans le rit latin de forme ordinaire que l’orientation vers l’Orient dans celui de la forme extraordinaire.

En visitant les catacombes romaines, je me souviens fort bien du guide nous ayant montré la base des quatre colonnes ayant servi de support à un autel. Or – et quelle n’est pas l’exiguïté de ces lieux –  celui-ci n’était pas collé à la paroi, ce qui laissait voir que le prêtre se tenait entre la paroi et l’autel, face à l’assemblée …  

Abbé Guy Pagès

PS : Un mot pour illustrer la difficulté de changer les habitudes : Le Concile de Trente (1545-1563), suite au refus protestant d’adorer la Présence réelle, demanda la suppression des jubés, ces tribunes séparaient le chœur des églises de leur nef et empêchaient les fidèles de bien voir l’offrande du Sacrifice de Jésus. Ces constructions composées d’une clôture et d’une tribune surmontée d’un calvaire, étaient semblables à l’iconostase des églises orientales, et copiaient le voile séparant le Saint du Saint des saints dans le Temple de Jérusalem, voile déchiré par la mort du Christ. Il fallu généralement attendre le milieu du XVIIIe siècle pour que la directive du Concile de Trente prenne effet.

  1. Présentation générale du Missel romain, n 146. []
  2. Traduit de l’allemand par Génia Català, Genève, Ad Solem, 2001. []
  3. Cf. Concile œcuménique Vatican II, Constitution dogmatique De Ecclesia, n. 10. []
  4. Désolé de devoir contredire Mgr Rey, mais la prière chrétienne n’est pas “essentiellement tournée vers le Christ“, mais vers le Père. []
  5. Cf. 1 Co 13 12 ; He 9 24 ; Ap 22 4 []