Qu’est-ce que la nation?

L’enseignement de l’Eglise

A – L’homme est un animal social

En premier lieu, l’enseignement du Magistère affirme que l’homme est un animal social et qu’il a fondamentalement besoin des autres pour son équilibre et son développement propres. “La personne humaine, dit Jean-Paul II, ne peut être considérée dans sa seule existence individuelle, elle a une dimension sociale. C’est précisément dans les communautés que se réalise pour une grande part l’épanouissement de la personne” [Discours au Directeur Général de l’UNESCO pour les 50 ans de cet organisme, le 21 novembre 1995].

Jean-Paul II considère ici les communautés dans lesquelles se réalise l’épanouissement de la personne. Quelles sont ces communautés ?

Evidemment, en premier lieu, vient la famille; ensuite les corps intermédiaires, c’est-à-dire les groupements de toutes sortes auxquels l’homme appartient, que ce soient des groupements géographiques : la commune, la ville, la région; des groupements professionnels : l’entreprise, les corps professionnels, l’université, ou bien les associations, les paroisses, etc… toutes les communautés en somme dans lesquelles l’homme s’insère tout au long de sa vie et, en dernier ressort, la nation.

“En raison de leur communauté de nature, les hommes sont poussés à se sentir membres d’une seule grande famille et ils le sont”[Jean Paul II, au siège des Nations-Unies, le 5 octobre 1995]. Ce qui signifie que nous sommes tous fils de Dieu au-delà des races, des frontières… “Mais, à cause du caractère historique, concret, de cette même nature, les hommes sont nécessairement attachés de manière plus intense à des groupes humains particuliers, avant tout à la famille, puis aux divers groupes d’appartenance, jusqu’à l’ensemble du groupe ethnique et culturel désigné, non sans motif, par le terme de “nation” qui évoque la naissance” .[Jean Paul II, au siège des Nations-Unies, le 5 octobre 1995]

La nation, du latin “natus”, exprime en effet l’idée de naissance et donc de filiation, de descendance. La nation est une communauté d’hommes, unis par une culture, par une histoire, et le plus souvent par une langue commune, communauté des vivants certes, mais aussi communauté des morts et de ceux qui sont appelés à naître. En quelque sorte, chacun de nous est le maillon d’une chaîne ininterrompue que nous devons avoir à coeur de faire perdurer. Cette solidarité est impossible à nier, nous sommes interdépendants les uns des autres, nous formons une unité, un tout, au sein d’une même cité. L’existence d’une nation est engendrée par la conscience de ce “nous commun”. Elle est donc le cadre de vie, le milieu dans lequel vit l’homme, au-delà de la famille. De ce fait, la nation façonne et imprègne profondément l’être humain.

“On ne peut comprendre l’homme en dehors de cette communauté qu’est la nation. Il est naturel qu’elle ne soit pas l’unique communauté. Toutefois, elle est une communauté particulière, peut-être la plus intimement liée à la famille, la plus importante pour l’histoire spirituelle de l’homme” [Jean-Paul II, Varsovie, le 2 juin 1979].

L’affirmation de l’importance pour l’homme de la nation n’est pas le fait d’une fraction de catholiques considérés comme extrémistes, elle constitue l’enseignement traditionnel du Magistère, réaffirmé par Jean-Paul II.

B – Nation et famille

La précédente citation du Saint-Père souligne que la nation est une communauté intimement liée à la famille. Il existe un “lien indissoluble entre famille et nation” qu’il importe de souligner. Jean Paul II le qualifie de “quasi organique”, dans sa “Lettre aux familles” [1994, paragraphe 17]. Pourquoi ? Parce que c’est par le canal de sa famille, de l’éducation qu’il y reçoit, que chaque homme s’intègre dans sa nation. La famille lui en apprend la langue et, de façon plus ou moins consciente, le fait participer à l’histoire, à la culture de son pays.

La vie des nations, des Etats, des organisations internationales passe par la famille” [“Lettre aux familles”, paragraphe 15]. “Dans un sens, c’est aussi pour la nation que les parents donnent naissance à des enfants, afin qu’ils en soient membres et qu’ils participent à son patrimoine historique et culturel. Dès le début, l’identité d’une famille se développe dans une certaine mesure à l’image de celle de la nation à laquelle elle appartient. (…) La famille est organiquement unie à la nation et la nation à la famille” [Idem, paragraphe 17].

A l’image de la famille, la nation joue un rôle considérable dans le processus éducatif de l’homme : “Par l’éducation familiale vous participez à une culture déterminée, vous participez aussi à l’histoire de votre peuple ou de votre nation.(…) Si la famille est la première éducatrice de chacun d’entre vous, en même temps, par la famille, la tribu, le peuple ou la nation, avec lesquels nous sommes liés par l’unité de la culture, de la langue et de l’histoire, ont un rôle éducatif” [Lettre apostolique de Jean-Paul II “A tous les jeunes du monde”, mai 1985, paragraphe 11]. La tribu, le peuple, la nation ont un rôle éducatif.

C – Défendre son identité

Il s’ensuit que la défense de l’identité nationale, loin d’être la manifestation d’une crispation identitaire quelconque, est un droit légitime pour tout homme, puisque la nation est l’une des composantes de son être, et pas n’importe laquelle : l’une des plus importantes.

Plus qu’un droit parfaitement naturel, c’est un devoir. “Une phrase du serviteur de Dieu, Romuald Traugutt me revient maintenant à l’esprit : “Il a plu a Dieu d’avoir les nations” (…). Que la génération qui entre dans le troisième millénaire cultive le sens de son identité nationale, suscite le respect pour la richesse de sa tradition culturelle natale et pour ces valeurs éternelles” [Jean Paul II, 10 juin 1996, aux membres des Associations des victimes des camps de concentration d’Auschwitz-Birkenau].

Reste qu’il ne suffit pas d’affirmer la nécessité de défendre son identité nationale, encore faut-il s’entendre sur la signification et le contenu de cette “identité nationale”, et surtout expliciter les moyens par lesquels il est possible et efficace de la défendre.

Défendre l’identité nationale

Nous venons de définir la nation comme une communauté d’héritiers, ce qui suppose d’abord un héritage à recevoir, ensuite l’appartenance à un groupe donné auquel l’homme se sent lié.

Nous allons envisager successivement ces notions qui sont les deux aspects d’une même réalité, et nous permettent à la fois de mieux cerner ce qu’est l’identité nationale et d’envisager la meilleure façon de la protéger.

A – La nation est d’abord un héritage

On ne saurait parler de nation s’il n’y pas entre les hommes une communauté partagée de valeurs, une tradition, des souvenirs, des faits historiques, une langue, etc. C’est ici qu’intervient la notion de patrie qu’il importe de ne pas confondre avec celle de nation.

Qu’est-ce que la patrie ?

La patrie c’est d’abord une terre, un territoire auquel l’homme est attaché par une sorte d’instinct vital, la terre de ses pères.

Et puis ce sont aussi toutes les richesses matérielles, artistiques, spirituelles qui ont germé sur cette terre. En somme, le patrimoine. La patrie, c’est le legs de nos pères, ce qui fait que, par notre éducation dans cette patrie, nous ne sommes pas des barbares ou des sauvages mais des êtres civilisés.

Tout homme hérite en naissant de ce patrimoine, à la fois charnel et spirituel, patrimoine d’une richesse incomparable qui lui permet, s’il s’en donne les moyens, d’atteindre sa plénitude d’homme.

Nous avons par conséquent à l’égard de notre patrie une dette immense dont nous serons toujours incapables de nous acquitter; cette dette ne relève pas de la vertu de justice parce que la justice suppose qu’on rende tout ce qui a été reçu, mais de la vertu de piété. Nous devons un culte à tous ceux envers qui nous sommes redevables de quelque chose en matière de vie et en matière d’éducation.

Le quatrième commandement de Dieu, “Honore ton père et ta mère”, par extension, nous commande également d’honorer notre patrie. C’est ce que rappelle le “Catéchisme de l’Eglise catholique” [Numéros 2199 et 2212].

L’amour de la patrie est exalté par l’Ecriture. C’est l’une des constantes de l’histoire du peuple d’Israël à travers toutes ses vicissitudes.

L’on retrouve le même enseignement dans la “Somme théologique” de Saint Thomas d’Aquin [“Etude des vertus annexes à la vertu de justice”, IIa, IIae, question 101, article 1] : “L’homme est constitué débiteur à des titres différents. Après Dieu, l’homme est surtout redevable à ses parents et à sa patrie. (…) En conséquence, (…) il appartient à la piété de rendre un culte aux parents et à la patrie”.

La doctrine sociale de l’Eglise ne dit pas autre chose. Que ce soit chez Léon XIII, saint Pie X, Benoît XV, Pie XI, Pie XII et jusqu’à Jean-Paul II, les textes ne manquent pas qui exhortent à aimer sa patrie. On peut lire dans le “Catéchisme de l’Eglise catholique” que “l’amour et le service de la patrie relèvent du droit de reconnaissance et de l’ordre de la charité”. L’amour de la patrie est une vertu qui est exaltée par l’Eglise depuis toujours.

Parvenu à ce stade, la différence entre patrie et nation se dégage clairement. La patrie est relative à l’héritage reçu de nos pères, tandis que la nation concerne les héritiers, cette communauté vivante des générations successives qui se transmettent et qui gèrent l’héritage reçu en dépôt, “cette communauté des vivants et des morts et de ceux à venir, sur une terre qu’il faut fendre et défendre”, ainsi que l’exprimait si bien Charles Péguy.

L’identité nationale est profondément liée à l’amour et au respect de l’héritage de la patrie. Mais il ne suffit pas à l’homme de connaître et d’aimer de toutes les fibres de son coeur sa patrie – encore que ce serait déjà beaucoup aujourd’hui -, il faut que l’homme défende et promeuve cet héritage, et ce n’est que de cette façon qu’il peut conserver son identité nationale.

B – Transmettre le patrimoine

Il est du devoir des héritiers de travailler à la transmission du patrimoine. Deux très belles citations de Jean-Paul II nous le rappellent.

– “La culture est surtout un bien commun de la nation (….). Elle nous distingue comme nation, elle décide de nous tout au long de l’histoire, elle est plus décisive encore que la force matérielle et même plus encore que les frontières politiques. (…) Restez donc fidèles à ce patrimoine ! Faites qu’il soit le fondement de votre formation !”. Ici apparaît le terme de “formation” car pour défendre l’héritage il faut d’abord le connaître. Il continue ainsi : “Restez fidèles à ce patrimoine ! Faites qu’il soit le fondement de votre formation ! Faites-en l’objet de votre noble fierté ! Conservez et multipliez ce patrimoine, transmettez-le aux générations futures !” [Allocution aux jeunes, à Gniezno, le 3 juin 1979].

– Jean-Paul II redira la même chose dans la “Lettre aux Jeunes “ de mars 1985, qui a été promulguée à l’occasion de l’année internationale de la jeunesse.

C’est donc essentiellement par la culture que l’on défend l’identité nationale, non seulement parce qu’il y a dans la nation une dimension d’héritage mais parce qu’il y a aussi une dimension communautaire qui implique à la fois une unité culturelle, linguistique, historique… Et enfin parce qu’il y a la volonté de participer à la vie de la cité pour que cette cité perdure.

C – Servir le bien commun

Défendre son identité nationale, ce n’est pas seulement promouvoir et enrichir la culture nationale, c’est aussi veiller aux intérêts de la nation. Il y a là une dimension politique qui invite tout homme à se mettre au service de son pays, ce qu’il fait déjà, même inconsciemment, par son travail.

C’est un point qui est développé dans l’encyclique “Laborem exercens” [1981, paragraphe 10] qui invite tout homme à se mettre au service de son pays à la fois par son travail et son engagement au service de la communauté.

Jean-Paul II exhorte les jeunes à “participer à la responsabilité du bien commun de cette famille plus vaste qu’est la patrie terrestre de chacun et de chacune d’entre vous” [Lettre à la jeunesse, 31 mars 1985, paragraphe 11]. Dans cette participation au bien commun de la nation, les familles ont évidemment un rôle clé. “Une nation vraiment souveraine et spirituellement forte est toujours composée de familles fortes, conscientes de leur vocation et de leur mission dans l’histoire” [“Lettre aux familles”, 1994].

Rien, dans cette réalité définie comme “une famille de familles”, ne peut justifier l’actuelle méfiance dont elle est l’objet. La nation est un fait en même en temps qu’elle est un bienfait. C’est pour cette raison, qu’à de très nombreuses reprises, Jean-Paul II parle des “droits des nations”. Il a même exhorté les Nations-Unies à formuler une “charte des droits des nations” [New-York, le 5 octobre 1995].

Les droits des nations

Quels sont ces droits que Jean-Paul II souhaite voir accorder aux nations ?

Respect de la spécificité culturelle

D’abord, le droit des nations à être respectées dans leur spécificité culturelle. Jean Paul II revient très fréquemment sur ce point dans ses discours. Le droit des nations à vivre selon leurs traditions, selon leurs coutumes, leurs valeurs culturelles. Une nation, dit Jean-Paul II dans une multitude de textes, une nation, ne saurait être brimée ni étouffée dans son identité propre. Ce qui s’est produit, par exemple, pour de nombreuses nations en Europe de l’Est, écrasées sous la férule du communisme.

Et ce droit des nations à conserver leur spécificité culturelle se traduit très concrètement par le “droit de toute nation à posséder sa propre culture et à son développement” [Audience aux Recteurs des Instituts académiques de Pologne, 4 janvier 1996]. Le Saint-Père ajoute dans ce même texte : “l’histoire nous enseigne en effet qu’en détruisant la culture d’une nation donnée c’est le point le plus important de sa vie que l’on détruit” (17). La nation est intimement liée à la culture. C’est une des idées forces de l’enseignement de Jean-Paul II. En effet, si par malheur cette nation se voit confisquer son indépendance et si elle subit le joug d’un Etat oppresseur, c’est en se battant pour préserver son identité culturelle qu’elle échappera à la mort, avant de recouvrer son indépendance politique.

“L’histoire, dit Jean Paul II, montre que dans des circonstances extrêmes, comme celles qu’a connues la terre où je suis né, c’est précisément sa culture qui permet à une nation de survivre à la perte de son indépendance politique et économique” [Siège des Nations Unies, le 5 octobre 1995]. Ce ne sont pas là des idées abstraites ou des chimères. Jean-Paul II peut d’autant mieux parler ainsi, en pleine communion avec ses prédécesseurs, qu’il a vécu cette expérience dans sa propre chair.

“Je suis fils d’une nation, dit-il encore, qui a vécu les plus grandes expériences de l’Histoire, que ses voisins ont condamnée à mort à plusieurs reprises, mais qui a survécu et qui est restée elle-même. Elle a conservé son identité et elle a conservé, malgré les partitions et les occupations étrangères, sa “souveraineté nationale”, non en s’appuyant sur les ressources de sa force physique, mais uniquement en s’appuyant sur sa culture. Cette culture s’est révélée en l’occurrence d’une puissance plus grande que toutes les autres forces” [Discours à l’UNESCO, Paris, juin 1980].

Jean-Paul II insiste ici sur l’importance primordiale de la souveraineté culturelle pour la survie de la nation. “La nation existe par la culture et pour la culture. Veillez par tous les moyens à votre disposition sur cette souveraineté fondamentale que possède chaque nation en vertu de sa propre culture. Protégez-là comme la prunelle de vos yeux pour l’avenir de la grande famille humaine. Protégez-là ! Ne permettez pas que cette souveraineté fondamentale devienne la proie de quelque intérêt politique ou économique” [Idem supra].

Or, si une nation peut être considérée comme “souveraine” dès lors qu’elle est assurée de conserver ses traditions et de préserver sa culture, est-il possible de dire que, dans ce cas, il lui est possible d’abdiquer sa souveraineté politique et juridique sans risque pour sa survie ?

Très concrètement, cela pourrait signifier que la France peut accepter que les fonctions régaliennes de son Etat soient transmises à un exécutif européen pourvu que ses fils n’en continuent pas moins à aimer et à faire vivre le patrimoine.

Ou encore, si on réduit la souveraineté nationale à la souveraineté culturelle, que l’on peut, sans état d’âme, approuver l’Europe de Maastricht et d’Amsterdam si tant est qu’on ait à coeur de préserver l’identité culturelle de son pays.

En fait, si on lit un certain nombre de discours de Jean-Paul II, on se rend compte qu’il a une conception beaucoup plus large de la souveraineté, une conception qui intègre les prérogatives de l’Etat.

Jean-Paul II précise bien que la culture est le fondement, le socle de l’identité et de la souveraineté spirituelle d’un peuple mais n’est pas le tout de l’identité nationale. On peut se référer à l’audience aux Recteurs des Instituts académiques de Pologne (4 janvier 1996) ou encore au discours au siège des Nations-Unies du 5 octobre 1995, déjà cité plusieurs fois.

En résumé, pour Jean-Paul II, les droits des nations sont constitués par leur droit de conserver leur souveraineté nationale et leur souveraineté culturelle. Voilà ce que Jean-Paul II entend par le “droit des nations”.

Cela signifie-t-il pour autant que les nations sont toutes appelées à se constituer en Etats souverains ? C’est une question fondamentale; pour y répondre, il est nécessaire au préalable de revenir sur quelques notions essentielles.

Les rapports entre Etats et nations

A – Qu’est-ce que l’Etat ?

L’Etat ne se confond pas non plus avec la nation. L’Etat, c’est la société organisée politiquement. C’est l’institution gouvernementale elle-même.

L’Etat est une réalité politique alors que la nation est un fait social.

En général, la nation préexiste à l’Etat; au fil des générations successives, un peuple se forge une histoire, une culture, une langue communes, une identité qui fait que l’on va pouvoir parler de nation. A un moment historique donné, cette nation éprouve le besoin d’acquérir sa pleine souveraineté et de se donner un Etat. C’est la société qui fonde et qui crée l’Etat. A l’exception française près qui veut qu’historiquement ce soit l’Etat qui ait fait la nation.

Mais une nation peut exister sans Etat. Cela fut très longtemps le cas par exemple de la nation juive. La nation tzigane est une nation sans Etat.

Une même nation peut aussi dépendre de deux Etats différents. Il existe une nation basque, entre autres exemples, de part et d’autre des Pyrénées, qui dépend à la fois de la France et de l’Espagne.

Troisième cas de figure possible, plusieurs nations peuvent dépendre d’un seul Etat, c’est le cas de la Wallonie et de la Flandre qui sont rassemblées dans un seul Etat belge ou bien c’était le cas, autrefois, de l’Autriche-Hongrie.

B – Quel est le rôle de l’Etat ?

Il est d’assurer le bien commun de la nation. “L’Etat est affermi dans sa souveraineté lorsqu’il gouverne la société et qu’en même temps il sert le bien commun de la société et permet à la nation de se réaliser dans sa personnalité, dans son identité” [Jasna Gora, en Pologne, 19 juin 1983]. Servir la nation, signifie que l’Etat doit maintenir la nation dans son être.

Concrètement cela suppose que l’Etat ne se substitue pas aux initiatives privées, mais qu’il doit les harmoniser en fonction du fameux principe de subsidiarité qui consiste à ne confier à l’échelon supérieur que ce qui ne peut être fait par l’échelon inférieur.

Ainsi par exemple, la famille est responsable de l’éducation de ses enfants et l’Etat l’aide par le moyen de l’école. Mais, en principe, cela ne devrait être que pour compléter et parfaire cette formation et non pour prétendre la remplacer; l’école devrait donc travailler sous le regard ou avec l’aval des parents.

Or, aujourd’hui, la socialisation de l’Etat qui est marquée par une centralisation excessive, nous prive de la plus grande partie de nos libertés. L’Etat va jusqu’à prétendre régenter les consciences et décider de ce qui est bien et de ce qui est mal.

La perversion du rôle de l’Etat violente le corps social dans ses libertés légitimes par un excès de planification et de politisation. Même la culture est politisée au service de l’idéologie dominante.

L’Etat contemporain empiète trop souvent sur la nation, ce qui, en fait, équivaut à un totalitarisme. Totalitarisme “bien élevé”, qui ne montre pas son vrai visage et n’est pas encore policier, mais qui n’en est pas moins totalitaire.

“L’Etat totalitaire tend à absorber la nation, la société, la famille, les communautés religieuses et les personnes elles-mêmes. En défendant sa liberté, l’Eglise défend la personne (…), la famille, les différentes organisations sociales et les nations, réalités qui jouissent toutes d’un domaine propre d’autonomie et de souveraineté” [Jean-Paul II, “Centesimus annus”, 1991, n° 45]. Voilà pour le rôle de l’Etat, rôle qui est donc aujourd’hui subverti.

C – Le droit à l’autodétermination

L’Eglise, à travers l’enseignement de ses papes, considère-t-elle pour autant qu’une nation a automatiquement le droit à une reconnaissance étatique ?

Dans les textes de Jean-Paul II, l’expression “chaque nation a droit à l’autodétermination”, revient souvent. Or, ce que l’on appelle “le droit des peuples à l’autodétermination” ou “le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes”, renvoie, au moins dans la tradition française, au fameux principe des nationalités.

Principe des nationalités qui a été promu par les révolutionnaires en 1789. Ce principe de l’Etat-Nation, est la théorie selon laquelle toute nation est systématiquement appelée à se constituer en Etat souverain.

En ne s’en tenant qu’à la stricte similitude de vocabulaire, l’on pourrait croire que Jean-Paul II marche dans les pas des révolutionnaires; ce qui aurait de quoi surprendre et n’est bien évidemment pas le cas.

En fait, voici ce que dit Jean-Paul II [[- Voir notamment à ce sujet son allocution au départ de Zagreb, en septembre 1994 et son homélie à la Basilique Saint-François en janvier 1993.]] : chaque nation a droit à la reconnaissance politique, mais pas forcément dans le cadre d’un Etat autonome. Cette reconnaissance politique, à laquelle toute nation a droit, peut se réaliser dans le cadre d’une fédération ou d’une confédération avec d’autres nations si la nation n’est pas prête à se constituer en Etat souverain.

Il ne s’agit donc pas d’accorder systématiquement l’indépendance à toutes les nations qui la réclament, car l’indépendance d’un peuple n’a de sens que si ce peuple a atteint un degré suffisant d’homogénéité, de conscience et de maturité politique.

En accordant systématiquement l’indépendance à toutes les nations qui la réclament, comme on l’a beaucoup fait, on va à l’encontre de l’intérêt réel de ces nations sous le simple prétexte de ne pas déroger à un grand principe qui serait intangible.

Il est évident, par exemple, que dans un certain nombre de pays anciennement colonisés le processus d’autonomie politique a été beaucoup trop brutal, sous la poussée du mouvement révolutionnaire et de toute une idéologie anti-colonialiste, alors que l’Europe aurait dû “accompagner” cette liberté [Voir Pie XII dans son radio-message du 24 décembre 1955].

De même, aujourd’hui, il ne serait pas forcément légitime de reconnaître la souveraineté politique de toutes les nations qui sont apparues ou qui se sont dégagées depuis la chute du communisme, parce qu’elles ne sont pas toutes suffisamment mûres pour cela.

Chaque nation a droit au respect de sa liberté dans le champ politique et au respect de son identité culturelle, et peut, pendant une période de transition (période qui peut s’étendre sur plusieurs siècles), être partie prenante dans une fédération ou dans une confédération, avant de devenir un Etat.

Ecoutons Jean-Paul II au siège des Nations Unies le 5 octobre 1995. Il commence par expliquer que toute nation a droit à l’existence et qu’on ne saurait étouffer les revendications légitimes des peuples qui veulent défendre leur identité culturelle et leur identité propre, puis il poursuit : “Ce droit fondamental à l’existence ne suppose pas nécessairement une souveraineté étatique car diverses formes de rattachement juridique entre différentes nations sont possibles, comme c’est le cas par exemple dans les Etats fédéraux, dans les confédérations ou dans les Etats comportant de larges autonomies régionales”.

C’est une idée très importante : ce droit à l’existence ne suppose pas nécessairement une souveraineté étatique. Autrement dit, ce fameux droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ou ce fameux droit des nations à l’autodétermination dont parle Jean-Paul II, n’est pas un droit absolu, ce n’est pas un droit inconditionnel. Ne pas en être conscient serait courir le risque de laisser exploser les nationalismes et de susciter des tensions et des rivalités dangereuses entre les différentes nations.

Les rapports entre les nations – Les dangers du nationalisme

A – Le culte de la Nation

La nation est un bienfait mais, comme toute réalité, la nation, peut être détournée de sa fin propre et utilisée à des fins nocives.

Comment ? En devenant un absolu. Le 8 mai 1995, Jean-Paul II a fustigé, “l’idolâtrie du culte de la nation”, lors de son message pour le cinquantenaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale; et dans un autre discours, en janvier 1994, il a dénoncé “un nouveau paganisme, la divinisation de la nation”, devant les représentants de 146 Etats entretenant des relations diplomatiques avec le Saint-Siège.

C’est pour conjurer ce péril de l’absolutisation de la nation, que Jean-Paul II ne concède pas seulement des droits aux nations, mais aussi des devoirs. Elles ont, dit-il “des devoirs corrélatifs”. Devoirs qui consistent, pour chaque peuple “à être disposé à accueillir l’identité de son voisin” [Discours à l’occasion des voeux du Corps diplomatique, 13 janvier 1996].

Nous avons un parfait exemple de cette absolutisation de la nation avec la conception française de “la nation jacobine”.

Jusqu’à la Révolution française, l’autorité du pouvoir royal était considérée comme venant de Dieu. Or, en 1789, les révolutionnaires ne se sont pas contentés de renverser la monarchie pour lui substituer une démocratie, ce qui somme toute n’aurait correspondu qu’à un changement de régime (et aurait peut-être permis à la Révolution de ne pas être une cassure dans l’histoire de la France).

Ils ont fait du peuple le fondement suprême de l’autorité. C’est pour cette raison que la Révolution française a été condamnée par l’Eglise qui enseigne, à la suite de saint Paul que “toute autorité vient de Dieu”. En 1789, toute autorité transcendante a été rejetée en considérant que la légitimité du pouvoir résidait dans la volonté nationale. Bel exemple de l’absolutisation de la nation. Or s’il n’y a plus de reconnaissance d’un ordre qui transcende l’homme, il devient possible à l’Etat d’adopter, sous prétexte d’un vote majoritaire, des lois contraires aux lois de la nature (cf. l’avortement).

B – Le nationalisme

Cette absolutisation de la nation conduit au nationalisme. Le nationalisme ne réside pas dans la simple promotion par un peuple de son identité nationale, promotion dont on a dit qu’elle était non seulement légitime, mais qu’elle était même une obligation.

Le nationalisme exploite le sentiment national à des fins d’expansion : “Il faut clarifier la différence essentielle qui existe entre une forme insensée de nationalisme qui prône le mépris des autres nations ou des autres cultures, et le patriotisme qui est, au contraire, l’amour légitime du pays dont on est originaire. Un véritable patriotisme ne cherche jamais à promouvoir le bien de la nation aux dépens d’autres nations” [Jean-Paul II au siège des Nations-Unies, le 5 octobre 1995].

Le patriotisme est parfaitement légitime. De même qu’aimer sa famille, travailler à la rendre heureuse, élever ses enfants, entretenir sa maison ne signifie pas qu’on hait toutes les familles du voisinage, le fait d’aimer son pays ne veut pas pour autant dire qu’on aime exclusivement son pays et qu’on jette l’opprobre sur les autres.

Le patriotisme n’est pas non plus une simple affaire d’affectivité : la patrie, a droit à un véritable amour de préférence, ce que la doctrine sociale de l’Eglise rappelle en plusieurs endroits. “La loi naturelle nous ordonne d’aimer de prédilection et de dévouement le pays où nous sommes nés et où nous avons été élevés” [Léon XIII, “Sapientiae Christianae” janvier 1890]. Et saint Pie X : “Oui, elle est digne, non seulement d’amour, mais de prédilection, la patrie (…) cette terre commune où vous avez votre berceau” [Dans son allocution à des pèlerins français, 19 avril 1909].

C – Le nationalisme à la française

Il convient d’ajouter une précision sur ce qu’on a appelé “le nationalisme à la française”, celui de Barrès, de Maurras, ou de Péguy, qui n’a rien à voir avec le nationalisme révolutionnaire condamné par l’Eglise.

Ce nationalisme consistait dans l’affirmation de la prépondérance des intérêts de la nation afin de la protéger à la fois des agressions intérieures et des agressions extérieures dont elle était la cible. Ce n’est pas pour autant qu’il faut faire nôtre ce “nationalisme à la française”, d’abord parce que nous n’avons pas d’autre référence que la doctrine sociale de l’Eglise, ensuite parce qu’on ne peut pas non plus ignorer que Dieu est le fondement du droit et de l’autorité et donc que l’Etat, comme tel, est soumis à la fois à Dieu et à Sa loi. Il n’en reste pas moins qu’en dépit de ses graves insuffisances et d’une virulence certaine, ce nationalisme était, à bien des égards, légitime.

La nécessaire coopération des nations

Il doit donc y avoir un respect mutuel des nations entre elles, respect qui bannit tout nationalisme et ce respect des nations doit être à la base de la nécessaire communauté des nations. L’Eglise reconnaît la nécessité pour les nations de s’unir.

D’abord, elle reconnaît qu’il existe un bien commun universel qui “appelle une organisation de la communauté des nations” [“Catéchisme de l’Eglise catholique”, n° 1911]. L’Eglise se prononce pour l’existence, au niveau mondial, d’une solidarité des nations entre elles.

C’est un point qui est particulièrement abordé dans l’encyclique “Sollicitudo Rei Socialis”, sur la paix sociale et la paix des peuples (1987). De ce fait, il va de soi que l’Eglise ne peut pas se désintéresser de la construction européenne en cours. Jean-Paul II a prononcé plus de 300 discours sur l’Europe et il a exprimé “le soutien cordial du Saint-Siège à la construction d’une Europe unie” [Devant le Premier ministre italien, le 19 novembre 1998].

Est-ce à dire que Jean-Paul II soutient l’Europe telle qu’elle est en train de s’édifier ? Il n’existe pas de réponse définitive à apporter à cette question, mais il existe quelques pistes de réflexion, à partir des déclarations de Jean-Paul, II où l’on trouve certaines de ses idées forces à ce sujet.

– La première, c’est que l’Europe doit s’édifier dans le respect des différentes souverainetés nationales. Voici ce que le Pape disait le 5 avril 1979, devant le Président de l’Assemblée des communautés européennes : “Mais, ici, les hommes qui se rapprochent appartiennent déjà à des peuples qui ont leur histoire, leurs traditions, leurs droits et, en particulier, leur droit à leur identité souveraine (…). L’association ne devra donc jamais aboutir à un nivellement. Elle devra, au contraire, contribuer à mettre en valeur les droits et les devoirs de chaque peuple dans le respect de leur souveraineté”.

– La construction européenne se doit également de respecter l’identité culturelle des nations membres. Jean-Paul II, à Rome, le 28 mars 1987, n’a-t-il pas affirmé : “L’Europe est composée de nations au passé prestigieux, de différentes cultures, dont chacune a son originalité et sa valeur. Il faudra toujours veiller à leur sauvegarde sans nivellement qui les appauvrirait”.

– Elle doit contribuer à mettre en valeur les droits et les devoirs de chaque peuple dans le respect de leur souveraineté, y compris la souveraineté politique puisque, dans ce même discours, le pape souhaite que l’organisation de l’Europe se fasse “sans rien perdre des traditions valables propres à chaque pays ou région (…), sans diminuer la responsabilité à la base ou dans les corps intermédiaires”. Autrement dit, l’Europe ne peut se faire que si on ne diminue pas l’étendue des responsabilités à la base ou dans les corps intermédiaires; ce qui signifie qu’un exécutif européen, ou la commission de Bruxelles, n’a pas le droit de s’arroger les prérogatives des Etats membres si cela ne s’avère pas absolument nécessaire. Cela veut dire aussi qu’on ne peut pas brider la souveraineté politique, la souveraineté juridique des peuples et qu’on doit respecter ce principe de subsidiarité.

De même, dans “Sollicitudo Rei Socialis” [“Sollicitudo Rei Socialis”, 1987, paragraphe 14], Jean-Paul II avait déploré que certains pays soient privés de leur personnalité, et là il englobait la souveraineté à la fois culturelle, juridique et politique, puisqu’il disait : “il arrive (…) qu’un pays soit privé de sa personnalité, c’est-à-dire de la souveraineté qui lui revient, au sens économique et aussi politique et social, et même, d’une certaine manière, culturel, car, dans une communauté nationale, toutes ces dimensions de la vie sont liées entre elles”.

– Si les nations ne sont pas respectées dans leur identité, elles risquent de se rebeller – la nation étant toujours plus forte que les chimères des hommes – et donc de verser dans le nationalisme exacerbé.

Jean-Paul II explique même que l’explosion actuelle de certains nationalismes est la conséquence du piétinement des identités nationales, raison pour laquelle il importe tellement de les défendre :

“(…) Nous voyons la réapparition impétueuse de particularismes qui sont le symptôme d’un besoin d’identité et de survie devant de vastes processus d’assimilation culturelle” [Jean-Paul II, audience générale du 11 octobre 1995, à Rome].

Jean-Paul II considère que l’Europe ne saurait avoir d’avenir durable si elle s’édifie selon un processus qui vise à écraser les nations ou leur souveraineté.

Contrairement à ce qu’on entend dire ici ou là, le Saint-Père défend la diversité des nations qui ne constitue pas un frein à l’établissement de l’Union européenne, mais est un gage d’authentique richesse. Dans son homélie à la Basilique Saint-François en janvier 1993, il n’hésite pas à dire : “Chacune de ces nations constitue un bien particulier, témoin des multiples richesses données par le Créateur à l’homme et à l’humanité entière”.

En conclusion

Dès lors que la nation n’est pas détournée de sa finalité, soit par la volonté de puissance des hommes, soit par leur aveuglement, elle est l’une des réalités essentielles et les plus précieuses de l’ordre humain. Jean-Paul II affirme même dans sa “Lettre aux familles” de 1994 que la nation “possède la qualité de sujet à proprement parler”. Pour le Saint-Père la nation est un sujet : il n’hésite pas à parler, contrairement à beaucoup, au moment du XVème centenaire du baptême de Clovis, de “‘baptême d’une nation”, donc du baptême de la France.

Il a parlé du baptême de la France au Bourget le 2 juin 1980 et au retour de Reims, au Vatican, le 25 septembre 1996, du baptême de l’Arménie, le 23 juin 1997 – l’Arménie étant le premier pays à avoir, en tant que tel, embrassé la foi chrétienne. Il a parlé du baptême de la Lituanie en juin 1991 en Pologne, du baptême de la Pologne en juin 1979 à Varsovie [Varsovie, 2 juin 1979], etc… ce qui pulvérise, d’une certaine façon, toutes les querelles qu’il y a eues au moment de sa venue à Reims autour de la question : “peut-on parler du baptême d’une nation, le baptême n’est-il pas réservé à la personne ?”.

Jean-Paul II définit la nation comme un sujet, il parle du baptême des nations, il parle même de l’âme de telle ou telle nation (à Reims il a parlé de l’âme française); il a parlé de l’âme de la Lituanie, de celle de l’Italie. Il va même jusqu’à évoquer les “péchés” des nations (juin 1997 en Pologne). C’est dire combien Jean-Paul II est éloigné de cette idée abstraite et désincarnée de la nation qui prévaut si souvent aujourd’hui.

Mieux encore, Jean-Paul II fait de la nation le cadre privé de l’évangélisation. C’est une idée qui est très importante parce qu’elle tord le cou à toutes les caricatures de solidarité chrétienne, très prisées par beaucoup, selon lesquelles la nouvelle évangélisation ne pourrait se faire que de personne à personne, bien au-delà du carcan des identités nationales. Au contraire, Jean-Paul II rappelle dans “Centesimus Annus” [Paragraphe 50] que “l’évangélisation s’insère dans la culture des nations”.

Source

Le compte rendu de l’événement dans la Lettre d’information du SIEL de mars 2019.

Cf. Ci-dessous la position de M. Philippe de Villiers