Il y a 567 ans, le 29 mai 1453, Constantinople, capitale de l’Empire byzantin,
tombait aux mains des Turcs. Quelles sont les causes de l’écroulement du
dernier vestige de la Rome impériale ? La prise de Constantinople en 1204 par
les Croisés a affaibli l’Empire byzantin avant les Turcs ?

Lors d’un débat sur France Inter, Natacha Polony opposait sa vision de la chute de la capitale
byzantine à celle d’Éric Zemmour pour qui les croisades avaient sauvé l’Europe.
Dans son dernier ouvrage il revenait sur ces événements historiques majeurs.

Vous prendrez bien encore un peu de repentance ?

L’argumentation de la rédactrice en chef de Marianne est particulièrement
pernicieuse car elle ajoute à l’entreprise de culpabilisation visant les croisades.
La
gauche et les islamistes nous martelaient déjà que les croisades étaient une
agression motivée par l’intolérance religieuse et la cupidité. Voici qu’elles auraient
également causé la chute de l’Empire byzantin. Deux repentances pour le prix
d’une !

Il est pourtant aisé de constater que les attaques turques précèdent, et de loin,
les événements de 1204. La défaite byzantine décisive de Manzikert a eu lieu le 26
août 1071. Elle a ouvert toute l’Anatolie à l’occupation des Turcs seldjoukides. En
1081, Nicée, ville importante située à 100 kilomètres de Constantinople, tombait.
La situation était critique et l’Empire byzantin était à deux doigts de s’écrouler. À
tel point que l’empereur Alexis Ier demande à plusieurs reprise l’aide du pape
malgré le récent schisme de 1054 entre les Églises d’Orient et d’Occident.
On présente souvent la libération des lieux saints comme le motif principal de
la première croisade. Pourtant, dans son appel à la Croisade de 1095 à Clermont,
Urbain II met surtout en avant la détresse des chrétiens d’Orient :

« Il importe que, sans tarder, vous vous portiez au secours de vos frères qui habitent les pays
d’Orient et qui déjà bien souvent ont réclamé votre aide. En effet, comme la
plupart d’entre vous le savent déjà, un peuple venu de Perse, les Turcs, a envahi
leur pays. Ils se sont avancés jusqu’à la mer Méditerranée et plus précisément
jusqu’à ce qu’on appelle le Bras Saint-Georges (aujourd’hui le Bosphore). Dans le
pays de Romanie (territoire byzantin), ils s’étendent continuellement au
détriment des terres des chrétiens, après avoir vaincu ceux-ci à sept reprises en
leur faisant la guerre. Beaucoup sont tombés sous leurs coups ; beaucoup ont été
réduits en esclavage. Ces Turcs détruisent les églises ; ils saccagent le royaume
de Dieu. »

En 1097, grâce à l’aide des Croisés, les Byzantins peuvent à nouveau hisser
l’étendard impérial sur les remparts de Nicée. Cette première victoire fut suivie
par un succès décisif des Croisés lors de la bataille de Dorylée la même année. La
débâcle seldjoukide permet à Byzance de reprendre une partie des territoires
anatoliens perdus à la suite de la bataille de Manzikert. Selon l’historien des
croisades René Grousset qu’évoque Éric Zemmour, l’intervention des Croisés est
déterminante :


« Deux siècles d’hégémonie européenne en Asie découleront de 
cette constatation, imposée à l’Islam par la bataille du 1er juillet 1097, deux

siècles durant lesquels l’avance turque reculera non seulement devant la
reconquête latine en Syrie et en Palestine, mais même devant la reconquête
byzantine en Anatolie. La prise de Constantinople par les Turcs, qui semblait à
la veille de se produire dès 1081, quand un sultan turc et des émirs turcs
campaient à Nicée et à Smyrne, reculera dans les lointains de 1453. Résultat
plus important peut-être pour le salut de l’Europe que la délivrance même de
Jérusalem.[1 ] »

Éric Zemmour a par conséquent raison, les croisades ont permis d’arrêter net
l’avancée inexorable des Turcs. De ce fait, elles ont non seulement sauvé
Constantinople mais aussi l’Europe d’une invasion certaine. L’affirmation de
Natacha Polony est donc hors de propos. Sans les Croisés, Constantinople serait
probablement tombée bien avant 1204 entre les mains des Turcs. Pour autant,
qu’est-ce qui explique la détérioration des relations entre les Croisés et les
Byzantins ?

Comment expliquer les événements de 1204 ?

Dès le début de la première croisade et la prise de Nicée, un malentendu
s’installa durablement entre les alliés croisés et byzantins. Les Byzantins
imaginaient se servir des Croisés comme auxiliaires pour récupérer leurs villes et
territoires perdus. Les Croisés désiraient que les Byzantins se joignent à leur lutte
destinée à faire disparaître définitivement la menace islamique. Au lieu de
restituer les provinces reconquises sur les musulmans à l’empereur byzantin, les
Croisés établirent des états latins indépendants en Terre sainte. Pour les Croisés,
venir au secours des chrétiens d’Orient ne voulait pas nécessairement dire rétablir
la souveraineté byzantine dans les anciennes possessions de l’empire. Les barons
et chevaliers avaient sacrifié beaucoup pour venir guerroyer au bout du monde.

Pourquoi les Byzantins devraient-ils obtenir le fruit de leurs efforts ? Auraient-ils
eu seulement les moyens de résister aux ripostes turques et arabes ? Du point de
vue des Croisés, il était clair que les Byzantins n’avaient plus les moyens militaires
de leurs ambitions impériales.

Le massacre des Latins de Constantinople de 1182

Avec le développement des cités marchandes italiennes, le nombre de
commerçants occidentaux n’a cessé de croître dans la capitale byzantine. Les
Amalfitains, les Génois, les Pisans et surtout les Vénitiens participèrent
grandement à la protection et la prospérité de la ville et s’enrichirent
conséquemment. Cela n’alla pas sans susciter des rancœurs dans la population.
L’empereur joua fréquemment sur les rivalités entre les cités marchandes
italiennes pour affermir son pouvoir. Résultat de ce jeu politique, les Vénitiens
furent spoliés et expulsés en 1171. En 1182, à la suite d’une querelle de succession,
70 à 80 000 Génois et Pisans sont massacrés, victimes de la vindicte populaire.
2000 à 4000 survivants sont mêmes vendus aux Turcs comme esclaves[2]. Déjà
perçu comme un allié peu sûr et faible, l’Empire byzantin dégradait encore son
image en Occident.

La troisième croisade est menée par le puissant empereur germanique,
Frédéric Barberousse. Il avait pour but de reprendre Jérusalem, récemment
tombée entre les mains de Saladin. Afin de s’assurer le passage du territoire
byzantin par ses troupes, il conclut un accord avec l’empereur Isaac II en 1188.
Mais peu après le départ de l’armée germanique, Isaac II change d’avis et signe
avec Saladin un traité d’alliance par lequel il s’engage à détruire l’armée des
Croisés. Selon l’historien anglais Edward Gibbon, l’empereur espérait ainsi la
restitution du Saint-Sépulcre. Il finit par capituler en tout point face à Frédéric
Barberousse et laisse finalement passer ses troupes. La nouvelle de la trahison
d’Isaac II scandalise l’Occident et y renforce l’hypothèse selon laquelle l’empire
Byzantin est le principal obstacle à la Croisade.

La dislocation de la quatrième croisade

L’histoire de la quatrième croisade est tortueuse. À l’origine, elle était destinée
à conquérir l’Égypte. Plutôt que de s’attaquer frontalement à Jérusalem, le pape
Innocent III préférait s’en prendre au cœur de l’empire Ayyoubide. La destruction
de la plus grande puissance musulmane du moment était une précaution contre
une éventuelle reconquête ultérieure de la ville sainte.
Seulement au moment du départ, les Croisés sont moins nombreux que prévu.
Ils n’ont pas suffisamment d’argent pour payer le trajet aux Vénitiens chargés
d’assurer leur transport. L’offre d’Alexis IV arrive donc à point nommé. Le fils de
l’empereur évincé, Alexis II, leur propose un paiement, une aide militaire et
logistique pour leur croisade et même de réunir les églises d’Orient et d’Occident.
Il leur accordera tout cela s’ils l’aident à le mettre sur le trône byzantin.
En 1203, les Vénitiens et les Croisés entrent dans Constantinople. Alexis IV
prend le pouvoir épaulé par son père Alexis II. Quand vient le moment du
paiement, les coffres sont vides. Il refuse d’honorer sa dette. L’empereur adopte
même une attitude hostile aux Croisés car la population lui reproche d’avoir été
mis en place par des étrangers. Rien n’y fait et la rue porte au pouvoir Alexis V
Doukas, ennemi déclaré des Latins. En 1204, les Occidentaux prennent à nouveau
Constantinople et se livrent à deux jours de pillage pour s’assurer du paiement
promis. Comme le projet d’un protectorat franc semble irréalisable au vu de
l’aversion des Grecs pour celui-ci, l’Empire byzantin est démembré. Les Croisés et
Vénitiens se le partagent. Un empire et des duchés latins sont fondés.
Cette création improvisée d’états latins au cœur de l’Empire byzantin était
censée servir de base pour de futures croisades. Ce fut tout l’inverse. Elle
engloutit les forces vives nécessaires à ces entreprises. Le pape Innocent III
condamna fermement le détournement de son projet :

« Voilà la Terre sainte, par le fait de votre départ, vidée d’hommes et de moyens de défense !
Les Sarrasins ont beau jeu maintenant, de violer la trêve ! Votre mission n’était pas de prendre

Constantinople mais de protéger les débris du Royaume de Jérusalem et de
recouvrer ce que l’on avait perdu ! »

Qu’est-ce qui explique l’effondrement byzantin ?

L’historien Alain Ducellier, spécialisé dans les études byzantines explique en
quelques mots les raisons de la chute d’un empire qui n’a pas su s’adapter à son
époque :

« Il est trop facile d’attribuer au seul choc étranger la responsabilité
d’un naufrage dont les causes restent surtout internes : en théorie, la Byzance du
XIIIème siècle, recentrée sur le bassin égéen, et qui ne domine plus que des
populations de langue grecque, aurait pu être le germe d’un État hellénique
viable, à condition d’en accepter les limites politiques et culturelles. Mais l’idée
romaine ne veut pas mourir, et c’est une politique impériale démesurée que
Michel VIII (l’empereur byzantin qui reprend possession de Constantinople en
1261) impose à la nation grecque. […] Trop longtemps, Empire et orthodoxie ont
coïncidé, en sorte que Constantinople n’arrive jamais à admettre que tous les
chrétiens ne reconnaissent pas sa domination terrestre.[3] »

Au moment des événements de 1204, chrétienté occidentale et orientale ne se
comprenaient plus depuis bien longtemps. Des actes de franche hostilité furent
commis des deux côtés. La méfiance et la suspicion sont allées grandissantes au
cours des siècles. Attribuer une responsabilité morale aux Croisés et plus
généralement à la chrétienté occidentale dans la chute de Constantinople en 1453
est injuste. Même après la crise majeure de 1204, les Occidentaux vinrent encore
en aide à l’Empire byzantin. Ils répondirent à l’appel de l’empereur Manuel II qui
leur demandait de repousser les Turcs au-delà du Bosphore. Malheureusement
cette ultime croisade médiévale (s’il l’on excepte la bataille de Varna) échouera
lors de la bataille de Nicopolis en 1396. La conscience européenne ne s’éteignit
pas pour autant. Le royaume de France revint libérer les Grecs quatre siècles plus
tard, lors de l’expédition de Morée.

• Jean-David Cattin

[1] René Grousset de l’Académie française – Histoire des croisades – Tome III – 1188 – 1291, L’anarchie franque,
Plon, 1936
[2] Alvise Zorzi – Histoire de Venise, Milan, éditions Perrin, 2005
[3] Alain Ducelier – Les Byzantins, Paris, éditions du Seuil, 1963