Tant que le monde européen resta uni dans une même foi au Christ, dans une même obéissance à l’Église romaine, l’Islam arabe fut considéré comme la plus dangereuse des hérésies, et personne ne se serait jamais permis de penser à un rapprochement quelconque entre la Vérité et l’Hérésie. Ce pont imaginaire est de fabrication toute récente. On n’en parlait pas il y a un siècle. Les catholiques français ne sont peut-être pas les inventeurs de cette doctrine, mais ils en sont à coup sûr les principaux usagers depuis la descente du général de Bourmont à Sidi-Ferruch, le 13 juin 1830, et l’entrée des Français à Alger le 5 juillet de la même année. À partir de cette époque, on a habitué les Français à croire qu’ils devaient être les protecteurs de l’Islam ! Cette conception, tellement absurde, ne pouvait être ingurgitée sans préparation. Après coup, nous pouvons distinguer dans cette préparation plusieurs échelons. En période de conquête qui dura pour l’Algérie un demi-siècle, qui ne s’acheva jamais pour le Maroc par suite du manque de clairvoyance des politiciens de la Métropole, dont les intrigues se prolongèrent malheureusement dans les grands centres administratifs de l’Algérie française, les militaires firent un excellent travail qui aurait pu constituer un prélude solide et sérieux à une véritable union franco-africaine.

Une conquête matérialiste vaine

On s’efforce toujours, en effet, à donner aux conquêtes militaires une conclusion pacifique, de sage administration, de compréhension réciproque. Cette compréhension, cependant, ne trouva jamais sa pleine réalisation à cause de la phobie — de nos politiciens — d’une trop grande entente entre éléments chrétiens et musulmans. L’aman, c’est-à-dire la soumission des populations fraternellement acceptée, constituait pour toutes nos entreprises guerrières la conclusion logique et généreuse. De cette première période d’occupation date aussi un élan extraordinaire vers tout ce qui concernait l’Islam arabe, la religion et le droit musulman. Les études publiées depuis l’occupation de 1830 jusqu’à la fin du XIXe forment comme une encyclopédie remarquable dont la plupart des articles furent rédigés par des militaires spécialisés qui, très tôt (déjà en 1832) formèrent le corps des Affaires indigènes, les A. I., qui surpasse de très loin les administrateurs civils, nommés souvent par esprit de clan, et dont la compétence était parfois fort discutable, ayant toujours tendance à remplacer une saine administration par la politique du moment. Les A. I. avaient contribué d’une façon essentielle à faire connaître aux Français les musulmanisés d’Afrique. C’est par leur action que la France et même l’Europe s’acclimatèrent aux choses de l’Islam. Une ère nouvelle s’ouvrait également pour les peintres, les romanciers, les touristes. Ce fut l’engouement pour des formes neuves et artistiques. On voyait tout en beau : paysages et costumes. On rêva des contes des Mille et une Nuits ; les femmes voilées devenaient, pour les imaginations déchaînées, des statues antiques et pudiques ! Les arabesques lassantes devinrent à la mode. Les sables eurent leur langage, les palmiers furent considérés comme des appels du règne végétal vers le Très-Haut ; les musulmanisés n’apparaissent plus que prosternés dans une prière silencieuse. On admirait leur foi ; on n’avait pas encore compris que cette foi recouvrait un vide total de morale. Les catholiques témoins de toutes ces beautés imaginatives, sentirent naître en eux un nouvel élan apostolique. Jusqu’ici, l’activité des missionnaires s’était tournée exclusivement vers les païens dont l’âme presque vierge s’ouvrait facilement aux appels du Christ-Sauveur. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour les musulmanisés ? La tâche paraissait d’autant plus facile que les musulmanisés croyaient à un Dieu Unique, qu’ils avaient, disait-on, de l’admiration pour la Vierge Marie, et qu’ils vénéraient Jésus non pas certes comme Dieu, mais tout de même comme un très grand prophète. Non seulement l’apostolat missionnaire des catholiques se trouvait ainsi préparé, mais on se croyait à moitié chemin de la conversion des musulmanisés.

L’évangélisation de l’Algérie empéchée par la politique pro-islam de la République anticléricale

C’est dans cette atmosphère que sonna l’heure du cardinal Lavigerie. Archevêque d’Alger en 1867, Mgr Lavigerie se préoccupa de créer des orphelinats indigènes, de fonder des villages indigènes dont il reste deux témoins : Saint-Cyprien et Sainte-Monique au diocèse d’Alger ; en 1874, il jeta les premières bases d’un Institut, celui des Pères Blancs, dont le but essentiel et spécifique était de travailler à la conversion des musulmanisés africains. Les premiers Pères foncèrent de toute leur âme dans ce nouveau champ apostolique, comme en témoigne encore l’école des filles de Ghardaïa. Bientôt, ce fut la grande désillusion. Les obstacles surgirent de deux côtés à la fois : les musulmanisés se révélèrent comme ennemis irréductibles du christianisme et boycottèrent impitoyablement les indigènes déjà convertis ou mariés à des catholiques. Par ailleurs, les politiciens anticléricaux et francs-maçons voyaient d’un très mauvais oeil ces esquisses de conversion à la religion chrétienne.

C’est alors qu’ils intensifièrent, au grand étonnement des musulmanisés eux-mêmes, leur politique de sympathie islamique, pensant, par cette manoeuvre, faire brèche à l’apostolat de la hiérarchie et des missionnaires catholiques ; le mot d’ordre fut à la plus grande bienveillance. Même en période difficile, nos cadres administratifs donnèrent aux musulmanisés toute facilité pour fêter les nuits du ramadan ; nos gouverneurs organisèrent des pèlerinages à La Mecque, où les plus acharnés parmi les disciples de Mohammed allaient chercher leurs consignes et leurs mots d’ordre contre les occidentaux infidèles. En poussant l’islamisation de l’Afrique du Nord, nos politiciens à courte-vue, — dont l’horizon ne dépassait jamais celui d’un parti sans jamais atteindre à l’idéal de la communauté française —, intensifiaient en même temps l’arabisation du pays. Les mêmes hommes, le même parti responsable de notre défaite de 1940, portent aujourd’hui la responsabilité de nos épreuves africaines. En travaillant contre l’Église, tous ces hommes travaillaient sottement contre la France. Ils ont tort aujourd’hui de se plaindre. Pour lutter contre le mouvement missionnaire, nos « grands administrateurs » politiciens inventèrent une nouvelle formule qui, prononcée par eux, devenait complètement ridicule : le respect de l’Islam. N’imaginons surtout pas que cette formule exprimait la moindre idée religieuse. Raisonnons d’une façon concrète : plaçons-nous dans le réel. Comment pourrait-on concevoir que des hommes connus en France pour leur athéisme, leur désaffection de toute foi, se mettent subitement, arrivés en Algérie, à favoriser la religion musulmane, dont ils se… moquaient complètement au fond d’eux-mêmes. En proclamant dans toutes les cérémonies officielles africaines leur respect de l’Islam (!!!), ces politiciens étaient conséquents à leurs principes métropolitains : ils restaient dans la ligne authentique de l’anticléricalisme.

Si ces politiciens savaient ce que les musulmanisés pensent de leur fameux « respect de l’Islam », jamais, jamais plus, ils n’oseraient encore prononcer ces formules désuètes et ridicules. Avant l’écroulement du système, ces politiciens avaient perdu toute créance auprès de ces musulmanisés. L’un de ces musulmanisés m’expliqua un jour qu’il avait parfaitement compris la formule « Respect de l’Islam », invoquée à chaque instant par les dirigeants et gouverneurs français. Ces gens, me dit-il, ne connaissent pas l’Islam. Ils ne peuvent donc pas le respecter. Ils n’ont pas la foi : ils ne peuvent donc pas comprendre les croyants. Et mon musulmanisé d’ajouter avec des yeux presque mauvais : « Veux-tu que je te dise ce que signifie « Respect de l’Islam ? » C’est un mensonge. Et il est dirigé contre les chrétiens. Ils ne les aiment pas. C’est pour leur faire du mal qu’ils flattent l’Islam qu’ils ne comprennent pas et qu’ils n’aiment pas non plus. Ces fonctionnaires nous trompent. »

Père Gabriel Théry, L’Islam et la critique historique, 1956, pp.76-78

Voir : Pourquoi la France était allée (enfin !) mettre le pied à Alger !