Un gouffre existe entre islam et christianisme : car dans ce dernier, et en lui seul, Dieu n’offre à l’homme rien de moins que Lui-même …

Introduction

Première partie : La question de la Trinité et de l’unicité de Dieu

Chapitre premier : Le rapport entre Dieu et sa parole éternelle

Chapitre deuxième : Paradoxe islamique et paradoxe chrétien

Chapitre troisième : L’Un absolument immédiat : l’enseignement de Plotin

Chapitre quatrième : Quelques éléments sur le sens du dogme de la Trinité

Conclusion de la première partie : Qui donc associe à Dieu autre chose que Lui ?

Deuxième partie : La question de l’Incarnation et de la divinité du Christ

Remarque préliminaire

Chapitre premier : Nécessité pour l’islam d’admettre l’incarnation de la parole de Dieu

Chapitre deuxième : Islam : la parole de Dieu, qui n’est pas Dieu, s’incarne en des choses (mots)

Chapitre troisième : Christianisme : la parole de Dieu, qui est Dieu, s’incarne en une personne (Jésus-Christ)

Chapitre quatrième : Le christianisme n’est pas une “religion du livre”

Chapitre cinquième : La Parole : un groupe de mots ou un homme

Conclusion générale

Introduction

Dans l’islam comme dans le christianisme se trouvent affirmés ces trois points essentiels :

1. L’absolu est quelqu’un, et non pas quelque chose. En d’autres termes, il est un sujet, et non simplement une substance comme c’est le cas dans certaines autres conceptions du divin (dans le polythéisme antique, par exemple, où l’absolu reste radicalement distinct des dieux et déesses, et demeure un substrat dépourvu de subjectivité ; dans la philosophie de Spinoza, etc.). Le terme Dieu désigne précisément l’absolu en tant qu’il est quelqu’un.

2. Cet absolu parle, il est source de parole. Cela n’est possible et concevable qu’en raison du point précédent : seul un sujet peut parler, non une substance. Encore faut-il préciser que cet absolu est, pour ainsi dire, doublement source de parole. D’une part en effet, il parle aux hommes. Contrairement à ce qui, là encore, caractérise d’autres conceptions du divin, comme par exemple celle d’Aristote, l’absolu dont il est ici question est capable de se tourner vers les hommes et d’en prendre souci, sans rien perdre pour autant de son absoluité, et il se révèle à eux dans et par une parole qu’il leur adresse1 . D’autre part, l’absolu est source de parole indépendamment de toute relation avec les hommes, de tout rapport avec autre chose que lui-même : il parle, en quelque sorte, à lui-même et en lui-même. Il y a ainsi, selon l’islam, une parole de Dieu éternelle et incréée, qui « précède » toute création et existe indépendamment de toute relation entre Dieu et les créatures ; et selon le christianisme, le Verbe est « engendré avant tous les siècles (natum ante omnia saecula) ». La profération d’une parole n’est donc pas seulement effectuée en vue de la relation entre Dieu et l’homme, elle est à regarder comme une activité constitutive de l’être même de Dieu, considéré en lui-même.

3. Ces deux paroles n’en font qu’une, en ce sens que la parole adressée par Dieu aux hommes est celle-là même que Dieu, pour ainsi dire, s’adresse à lui-même. Ainsi selon l’islam, la parole révélée à Muhammad n’est pas une autre parole que la parole divine éternelle et incréée, qui viendrait s’ajouter à celle-ci, mais elle en est l’exacte reproduction2 ; et selon le christianisme, le Verbe envoyé dans le monde vers les hommes est le Verbe éternel lui-même, et non un autre. Il n’y a donc fondamentalement, d’après ces deux religions, qu’une parole et une seule, ayant Dieu pour source.

* * *

Ces affirmations conduisent tout naturellement à l’examen de trois questions, à propos desquelles interviennent les divergences fondamentales existant entre le christianisme et l’islam.

1. L’affirmation selon laquelle Dieu est source d’une parole éternelle et incréée oblige à soulever la question du genre de rapport que Dieu entretient avec cette parole sienne ; cette question a pour enjeu l’unicité de Dieu ; le point de divergence fondamental, entre le christianisme et l’islam, qui est concerné ici, est le dogme chrétien de la Trinité.

2. L’affirmation selon laquelle Dieu parle aux hommes oblige à envisager la question du mode d’insertion de la parole de Dieu dans le monde des hommes ; le point de divergence dont il s’agit alors est le dogme chrétien de l’Incarnation, ou de la divinité du Christ.

3. L’affirmation de l’identité de la parole divine éternelle et de la parole divine adressée aux hommes conduit à poser la question du lien existant entre les deux points précédents ; ce sont alors les deux motifs de désaccord précédemment mentionnés qui interviennent derechef, quoique sous un nouvel angle.

Nous nous proposons d’examiner ces questions tour à tour, en commençant chaque fois par clarifier leur sens, et en montrant du même coup, de façon plus explicite, pourquoi elles se posent. Précisons toutefois que le troisième point qui vient d’être indiqué ne fera pas l’objet d’une partie qui lui serait spécialement consacrée, comme les deux précédents, mais sera traité dans le cadre de l’exposé du second point, et pour ainsi dire dans le même mouvement. C’est, en effet, le développement même de la question de l’Incarnation qui manifestera et expliquera le lien fort étroit que cette question entretient nécessairement avec celle de la nature de la Parole de Dieu (autrement dit avec la question de la Trinité).

Première partie

La question de la Trinité et de l’unicité de Dieu

Chapitre premier

Le rapport entre Dieu et sa parole éternelle

Dès lors que, comme le font l’islam et le christianisme, l’on admet que l’absolu est quelqu’un et qu’il est source de parole, l’on est nécessairement conduit à s’interroger sur le genre de lien existant entre la parole de Dieu et Dieu lui-même ; et cela implique, dans le même mouvement, de s’interroger sur la nature précise de cette parole. Sachant qu’il s’agit ici plus précisément de la parole éternelle de Dieu, la question est : lorsque Dieu parle, qu’est donc cette parole sienne, par rapport à lui ? Le mode de rapport entre Dieu et sa parole est-il identique, par exemple, à celui qui existe entre Dieu et le monde créé ? Évidemment non, et à cet égard l’islam et le christianisme sont en accord : dans l’islam la parole de Dieu est clairement dite « incréée », elle n’est pas une créature3 ; de même selon le christianisme, le Verbe de Dieu est « engendré et non pas créé (genitum non factum) ».

Il est signifié par là que la parole de Dieu est, avec Dieu, en un rapport entièrement différent de celui qu’une créature peut avoir avec lui. Créer, en effet, signifie : faire advenir un être d’une autre nature que soi. Dans ce qui est créé, l’être même du créateur n’est pas inclus : le créateur donne le jour à quelque chose ou à quelqu’un qui a son être propre, absolument distinct du sien. Ainsi lorsque l’on dit que Dieu crée le monde, l’on signifie par là que Dieu et le monde sont absolument distincts, qu’ils ne sont absolument pas de la même nature, et qu’il n’y a entre eux aucune commune mesure. Et si l’on dit que le monde est une création divine, l’emploi de l’adjectif « divine » ne signifie pas du tout que le monde est lui-même Dieu, ou une partie de Dieu (si cette expression peut avoir un sens), mais seulement que le monde a en Dieu la source de son existence.

En refusant d’envisager la parole de Dieu comme une créature, le christianisme et l’islam affirment que le lien entre Dieu et sa parole est infiniment plus intime que tout rapport entre créateur et créature ; la proximité de Dieu à sa parole n’est comparable à aucune autre. Jusqu’où cette intimité et cette proximité vont-elles donc, selon eux ? Si créer signifie : faire advenir un être d’une autre nature que soi, alors, nier que la parole de Dieu soit créée revient à affirmer que Dieu et sa parole sont de même nature. Dieu est source de sa parole de telle sorte, qu’une continuité fondamentale existe et demeure, entre lui et elle. Elle n’est pas absolument autre chose que lui — ou bien : elle est autre que lui, mais selon une altérité qui préserve l’identité de leur nature, contrairement à ce qui a lieu dans la création. La parole de Dieu est donc divine, non pas seulement en ce sens qu’elle a Dieu pour source, comme tout ce qui existe ; elle est divine aussi et surtout en ce sens, réservé à elle seule, qu’elle a Dieu pour contenu : en elle, Dieu lui-même est présent.

S’il en va ainsi, le rapport entre Dieu et sa parole (éternelle) est tel qu’il comporte à la fois une différence et une identité des deux. Ces deux aspects (différence et identité) paraissent d’abord contradictoires ; mais le sont-ils vraiment ? Ne peut-on concevoir une manière d’être source, telle que le fruit (la parole) serait, en même temps, distinct de son origine (Dieu) et identique à elle ?

De fait, la notion d’engendrement paraît bien correspondre à ce que nous cherchons. En effet, engendrer signifie, comme le signale l’étymologie du mot : faire advenir un être du même genre que soi. Ce qui est engendré n’est pas sans commune mesure avec ce qui l’engendre — littéralement : avec son géniteur —, tout au contraire : ayant en commun un même genre, ils sont tous deux de même nature. Entre ce qui engendre et ce qui est engendré, il existe donc une sorte de continuité ; et en un sens, celui qui engendre est présent dans celui qui est engendré : ce dernier est comme son prolongement. C’est bien le cas dans l’engendrement que connaissent et accomplissent les créatures vivantes : lorsqu’un animal en engendre un autre, quelque chose de lui-même passe dans sa progéniture ; celle-ci est de la même chair, de la même substance que son géniteur. Ainsi donc l’engendré, par rapport à celui qui l’engendre, est bien un nouvel être, doué d’une existence propre : il y a différence entre les deux ; mais en même temps, il n’est pas excessif de dire que l’engendré est plutôt une nouvelle expression du même être : car rien de fondamental, d’essentiel ne le distingue de son géniteur. C’est bien ce que tend à indiquer le terme de reproduction, utilisé pour désigner l’engendrement d’un vivant par un autre4.

Évidemment, on ne peut admettre que Dieu engendre sa parole éternelle de la même façon qu’un animal en engendre un autre. Toute la dimension physique (et donc aussi temporelle) de l’engendrement animal doit être exclue, s’agissant de l’engendrement divin. Pourtant, l’analogie est bien légitime, dans la mesure où le sens fondamental de la notion demeure le même, dans les deux cas (l’animal engendrant l’animal, Dieu engendrant sa parole) : donner le jour à un être autre que soi, mais de même nature que soi. Il n’y a donc pas lieu de craindre, ici, une chute dans l’anthropomorphisme, ou (ce qui serait plus sacrilège encore !) dans le zoomorphisme. Davantage même, il est possible de soutenir que cette analogie relève plutôt d’un théomorphisme sensé et légitime : dire que Dieu engendre sa parole, ce n’est pas traiter de théologie en employant une catégorie (l’engendrement) qui serait empruntée à la vie animale, et qui aurait sa pleine pertinence dans le seul registre de celle-ci ; c’est, à l’inverse, lorsqu’on emploie la notion d’engendrement à propos de l’animal, que l’on use d’une catégorie qui n’est vraiment à sa place qu’à propos de Dieu. L’engendrement animal n’est un engendrement que dans la mesure où il est une lointaine et infiniment imparfaite imitation de l’engendrement divin, tout comme, d’ailleurs, la parole humaine n’est parole que dans la mesure où elle a quelque ressemblance avec la parole de Dieu. Ainsi, l’on ne commet pas plus un anthropomorphisme (ou zoomorphisme) en disant que Dieu engendre sa parole, que quand on dit que Dieu parle — ce que le christianisme et l’islam disent tous deux très incontestablement.

Si la notion d’engendrement est adéquate pour désigner la façon dont Dieu est source de sa parole éternelle, il faut en tirer logiquement les conséquences. Et la plus essentielle semble être celle-ci : si Dieu ne crée pas mais engendre sa parole, et si engendrer signifie faire advenir un être de même nature que soi, alors la parole de Dieu doit être elle-même conçue comme étant, non pas quelque chose, mais quelqu’un : une personne. Car le fait d’être une personne, un sujet, est précisément la caractéristique la plus fondamentale de la nature de Dieu, selon chrétiens et musulmans ; toute la spécificité de ce Dieu réside précisément en ceci, qu’en lui l’absolu est quelqu’un. Autant dire par conséquent que Dieu engendrant sa parole serait, avec celle-ci, dans un rapport de personne à personne, de père à fils — c’est-à-dire très exactement : de père éternel à fils éternel5 . Il est immédiatement évident qu’en disant les choses ainsi, l’on entre déjà dans l’horizon doctrinal du christianisme, et que l’on franchit un pas que l’islam refusera catégoriquement de franchir. C’est en effet le dogme chrétien de la Trinité qui, ici, commence d’intervenir — bien que seulement deux de ses éléments soient apparents à ce stade. Mais il est non moins clair que le franchissement de ce pas paraît être une suite logique et nécessaire de ce qui précède. On atteint donc ici une sorte de croisée des chemins ; et toute la question est de savoir si, en envisageant la parole de Dieu comme fils de Dieu, on sort du bon chemin (comme le pense l’islam), ou si ce n’est pas plutôt en refusant de l’envisager ainsi que l’on s’arrête en chemin, alors qu’il faudrait continuer (comme le pense le christianisme). Il est donc nécessaire de faire soigneusement le point.

Chapitre deuxième

Paradoxe islamique et paradoxe chrétien

D’un côté, l’islam refuse d’envisager la parole éternelle de Dieu comme une personne, comme un fils, parce que cela lui paraît incompatible avec l’unicité de Dieu. N’en résulterait-il pas une sorte de dédoublement de Dieu, une sortie hors du monothéisme ? Mais alors, comment faut-il envisager la parole éternelle de Dieu, pour qu’elle ne vienne pas briser l’absolue unicité de Dieu ? Si cette unicité implique que Dieu soit radicalement coupé de toute altérité, et donc que rien d’autre que lui ne puisse avoir la même nature que lui, il faut aller jusqu’à refuser toute continuité, toute communauté de nature entre Dieu et sa parole éternelle. Il faut nier que cette parole soit engendrée par Dieu, nier qu’en elle sont présentes la pensée et la volonté de Dieu, et donc nier que cette parole soit l’expression même de Dieu. Mais alors, comment éviter de rabaisser la parole de Dieu au rang de créature ? En quoi cette parole sera-t-elle encore divine, si ce n’est en ce sens trivial qu’elle aura Dieu pour source de son existence ?

D’un autre côté, le christianisme refuse toute assimilation de la parole de Dieu à une créature, et affirme que cette parole, engendrée par Dieu, est de même nature que lui. Or comme la subjectivité, le fait d’être quelqu’un, sont des traits absolument essentiels de la nature de Dieu, il semble nécessaire d’aller jusqu’à dire que la parole éternelle de Dieu est elle-même quelqu’un, un sujet. Dieu et sa parole éternelle sont, comme un père et un fils, deux personnes ayant une même nature. Mais alors, comment éviter de nier l’unicité de Dieu ? N’y a-t-il pas deux Dieux au lieu d’un ?

Islam et christianisme sont ainsi amenés à assumer, chacun pour leur part, une contradiction, ou du moins une position qui semble de prime abord contradictoire. Et ils y sont conduits par les réponses divergentes, qu’ils apportent à une même question : celle du statut de la parole éternelle de Dieu. Ainsi :

L’islam affirme à la fois que la parole de Dieu n’est pas une créature, et que cette parole n’est pas Dieu lui-même. Il y aurait donc quelque chose qui ne serait ni Dieu, ni une créature de Dieu, ce qui semble impossible.

Le christianisme affirme à la fois que Dieu est absolument un, et que la parole de Dieu est elle-même Dieu. Dieu serait donc à la fois unique et double, un et deux, ce qui semble impossible.

Comme on peut aisément le remarquer, chacune de ces contradictions (apparentes ou réelles) permet d’éviter de tomber dans l’autre ; et l’on ne voit pas comment échapper, en effet, à l’une d’elles sans être conduit nécessairement à affirmer l’autre. Cela semble rendre la situation inextricable : on n’aurait donc le choix qu’entre deux contradictions ! Et l’on peut être tenté d’en conclure qu’il faut renoncer ici au raisonnement, celui-ci étant impuissant et inadapté. Mais est-ce si sûr ? Avant de l’affirmer, il faut s’assurer qu’il y a bien réellement contradiction dans les deux cas ; car si, dans l’un de ceux-ci, la contradiction n’était qu’apparente, notre questionnement sur le statut de la parole éternelle de Dieu pourrait trouver un nouveau souffle.

Paradoxe islamique réel

La difficulté propre à l’islam, c’est que la parole éternelle de Dieu ne peut y être envisagée ni comme étant Dieu, ni comme étant une créature. Or être une créature est la seule manière possible de ne pas être Dieu6 . Par conséquent, dire que la parole éternelle de Dieu n’est ni Dieu ni une créature, c’est dire que la parole de Dieu n’est ni Dieu, ni autre chose que Dieu. Mais alors l’impasse est complète : car entre être Dieu ou ne pas l’être, il n’y a pas de milieu possible, comme l’islam le reconnaît lui-même. Il semble donc que nous ayons affaire ici à une contradiction réelle et insurmontable.

La fameuse doctrine islamique des “attributs de Dieu” a bien pour sens et pour but de sortir de cette difficulté ; elle déclare que, comme l’omniscience ou l’omnipotence, la parole de Dieu ne constitue pas une “entité” indépendante de Dieu, qui aurait son existence propre, et qu’elle est absolument inséparable de lui. On pense éviter ainsi tout “dualisme”, tout fractionnement de la pure unité de Dieu. Mais utiliser le mot d'”attribut” ne résout en rien le problème dont il s’agit ; il est plutôt lui-même source de difficultés, dont l’examen requiert des considérations un peu techniques, mais indispensables. Emprunté à la philosophie grecque (avant tout à Aristote), ce terme désigne une certaine forme de l’être, qui se distingue de celle du sujet ou de la substance (hypokeimenon en grec, substantia en latin). L’attribut est attribut de quelque chose (ou de quelqu’un), en quoi (ou en qui) il est présent. Ainsi de façon tout à fait générale, il y a d’une part l’attribut et d’autre part ce dont il est l’attribut. Certes, contrairement au simple “accident”, l’attribut a pour sens d’être inséparable du sujet dont il est l’attribut : il désigne en effet ce qui tient à l’essence même de ce sujet, ce qui fait que ce sujet est ce qu’il est (alors que l’accident n’est rien d’essentiel, d’indispensable). Mais cette inséparabilité ne signifie pas nécessairement qu’il n’y a aucune différence entre les deux, et elle ne fait pas disparaître immédiatement la nécessité de concevoir le genre de lien existant entre eux. Dire à propos de deux termes qu’il sont inséparables, cela peut être une manière de dire qu’ils s’identifient au point qu’on ne puisse même plus parler de lien entre eux (en termes scholastiques, on dit alors qu’il y a entre eux une distinction de raison) ; mais cela peut signifier aussi qu’il y a entre eux un lien impossible à rompre, ce qui est complètement différent. L’inséparabilité est alors le summum de la relation, non son absence ! Et qui dit relation dit pluralité de termes (en termes scholastiques, on dit alors qu’il y a entre eux une distinction réelle).

Il ne faut donc pas prendre la notion d’attribut en un sens unique et univoque. Cela est particulièrement visible dans le cas qui nous occupe. La parole ici en question est la parole de Dieu ; il y a Dieu et sa parole. Et il y a bien entre les deux un certain rapport, qui se précise aisément comme rapport de provenance : Dieu est source de parole, la parole est de Dieu en ce sens qu’elle provient de lui, et qu’il en est l’auteur. C’est ce qui fait toute la différence entre la parole et les autres attributs, comme l’omnipotence par exemple, et c’est ce qui oblige à traiter le cas particulier de la parole d’une façon bien spécifique. L’islam a peut-être raison de dire que l’omnipotence de Dieu n’est pas une réalité distincte de Dieu, mais seulement une notion par laquelle on peut caractériser ce que Dieu est. Mais son erreur est de croire qu’on peut appliquer le même raisonnement à la parole de Dieu. En vérité, la relation entre Dieu et sa parole n’est pas de même nature que la relation entre Dieu et son omnipotence : c’est une relation de source à fruit, si l’on ose dire ; ce qui n’est pas le cas avec l’omnipotence. Etre source de parole signifie, en effet, “produire” quelque chose, faire ; c’est une action, quelque chose de plus que simplement être ; et cette action a un fruit, un “produit”, un résultat : la parole. Et ce fruit ou cette oeuvre, de quelque manière qu’on l’entende, est bien quelque chose : s’il n’est rien, s’il n’a aucune consistance ni réalité propres, c’est que Dieu n’a pas parlé! En revanche l’omnipotence désigne seulement ce que Dieu est, en lui-même ; elle n’est point le fruit d’une activité de Dieu, elle n’est point elle-même une œuvre mais plutôt la puissance d’en réaliser : un état, une manière d’être.

Les termes grecs de puissance (dunamis) et d’acte (energeia), tels qu’Aristote les a élaborés, peuvent ici nous éclairer. L’omnipotence, par exemple, est puissance en un double sens : elle est force, et elle l’est comme capacité, potentialité ; elle n’est donc rien de distinct du sujet en lequel elle se trouve : comme potentialité reposant en celui-ci, elle lui demeure tout à fait intérieure, il n’y a là encore aucune sortie hors de la pure unité avec soi. Il en va de même si l’on considère la capacité de parler. Mais si l’on envisage maintenant le fait de parler et la parole effectivement prononcée, il en va autrement. Le fait de parler est acte (et non plus simple puissance), au sens où il est réalisation de la capacité, “passage à l’acte” (energeia) ; et dans son cas cette réalisation consiste à poser un résultat distinct de la capacité elle-même, qui se détache d’elle comme un produit : le discours, la parole effectivement prononcée. – Cela se vérifie aisément chez l’homme : car on comprend bien qu’un homme n’entretient pas le même rapport avec sa force qu’avec sa parole. Sa force n’est pas autre chose que lui, elle n’a aucune réalité distincte de lui ; mais sa parole est quelque chose d’autre : elle est un résultat de son activité, elle a en lui sa source ; elle a une existence propre et, jusqu’à un certain point, séparée de lui, elle peut être transmise, etc.

Le fait qu’avec la parole existe ce rapport d’auteur à œuvre, ce rapport de provenance, suffit à établir la nécessité de reconnaître qu’il y a des termes (et non un seul) entre lesquels il prend place. Or demeure entier le problème de savoir comment il faut concevoir cette provenance ― étant entendu que celle-ci n’est ni temporelle ni physique. La question revient, nullement évacuée par la doctrine des attributs divins : de quelle façon Dieu est-il source de sa parole ? En la créant ? Non, dit l’islam. En l’engendrant ? Non, dit l’islam. En conséquence : la parole de Dieu est-elle une créature de Dieu ? Non, dit l’islam. Est-elle donc Dieu ? Non, dit l’islam, elle en est un “attribut”… Mais comme cet attribut, contrairement aux autres, présente cette caractéristique essentielle d’être fruit, œuvre d’une activité de Dieu, à propos de lui se pose précisément la question : est-il Dieu ou autre chose que Dieu ? Et à cette question il n’y a pas de réponse possible dans le cadre de l’islam7 .

On reste donc devant ce point décisif : tout est forcément soit une créature de Dieu, soit Dieu lui-même ; or selon l’islam la parole de Dieu n’est ni l’un, ni l’autre ; ce qui est impossible.

Paradoxe chrétien apparent

Du côté du christianisme, la difficulté tient à ce que Dieu y est à la fois la source de la parole, et la parole elle-même. Ce qui heurte ici le bon sens, c’est donc l’idée que le même être soit à la fois lui-même et autre chose que lui-même, ou, comme nous l’avons déjà dit, que Dieu soit à la fois un et deux. La protestation du bon sens s’exprime ainsi : ou bien il n’y a qu’un Dieu, et alors sa parole est autre chose que lui ; ou bien la parole de Dieu est elle-même Dieu, et alors il n’y a plus un Dieu, mais deux. Il est présupposé par là que l’unité (le fait d’être un) et la multiplicité (en l’occurrence, la dualité) s’excluent réciproquement : ce doit être l’une ou l’autre, et il est contradictoire d’affirmer les deux en même temps. Or est-ce si évident ? Cette fois, il est nécessaire d’y regarder de plus près, car il y a des raisons de penser que cette incompatibilité entre unité et multiplicité est plus apparente que réelle.

Ce qui aide à le comprendre, c’est encore la considération de l’être vivant. Un tel être, en effet, présente le caractère de l’unité, car il constitue bien un être et non pas plusieurs ; pourtant, il ne s’agit pas avec lui d’une unité immédiate qui exclurait la multiplicité : l’être vivant (même le plus simple) est composé d’une diversité d’aspects et d’éléments. Or cette diversité ne contredit pas l’unité de l’être, elle n’empêche pas l’être d’être un : au contraire, elle lui permet d’être vraiment lui-même, d’être vraiment un ; et cela, parce que la diversité qui le constitue résulte d’un déploiement de soi, du développement d’un seul et même soi. Dans ce développement et par lui, l’unité n’est pas niée, rejetée, brisée, mais elle est au contraire accomplie, puisque c’est elle-même qui l’engendre. Ainsi la plante se développe à partir d’un principe unique et simple, le germe, et elle se déploie en une multitude d’éléments distincts : racines, tige, écorce, feuilles, fleurs… Ce faisant, perd-elle son unité avec elle-même ? Cesse-t-elle d’être une ? Nullement : au contraire elle se dirige ainsi vers sa véritable unité, qui est rassemblement en un tout de ces éléments qu’elle engendre.

Ce n’est là, assurément qu’un exemple ; et comme il est emprunté au monde des réalités créées matérielles, il faut redire ici qu’il ne saurait être question de le transposer tel quel au cas de Dieu. En particulier, on ne peut imaginer en celui-ci un développement progressif, au cours du temps : Dieu est éternel, et rien ne peut être exprimé correctement à son sujet en termes temporels. Mais cela signifie-t-il pour autant que Dieu ne peut être animé d’aucune vie intérieure ? Telle est précisément la grande question que conduit à soulever les considérations qui précèdent. Car si imparfait soit-il, l’exemple de l’être vivant organique (la plante, en l’occurrence) suffit à manifester la vérité du principe général suivant : en tout ce qui est animé d’une vie intérieure, il y a une diversité rassemblée en une unité et une unité déployée en diversité. En un tel être, le principe soi-disant évident selon lequel l’unité et la multiplicité s’excluent réciproquement se révèle faux ; car de fait, en cet être, toutes deux coexistent. Et elles ne se contentent pas de coexister l’une à côté de l’autre, mais elles existent l’une par l’autre : car c’est de l’unité elle-même que provient la multiplicité (tige, feuilles, etc., sont engendrées par le germe), et c’est par ce déploiement que le soi de l’être se réalise. — Et cela est encore plus vrai si la vie intérieure est celle de l’esprit plutôt que celle d’un vivant organique matériel. Toute conscience de soi, toute relation de soi à soi (en particulier tout dialogue avec soi-même) supposent une sortie hors de la pure coïncidence avec soi, qui ne signifie cependant pas une perte d’unité avec soi, au contraire. Qui donc constitue un être consistant, qui est réellement lui-même, qui est vraiment unifié ? Celui qui, faisant absolument bloc avec lui-même, ne s’écarte jamais de lui-même, ne prend nul recul par rapport à lui-même, et ne se connaît donc pas lui-même ? Ou celui qui, capable de se contempler et de se connaître lui-même, abrite en lui une distance intérieure ?

L’unité qui exclut toute diversité, et qui devrait se garder de tout contact avec celle-ci pour ne pas se perdre, est une unité sèche et morte. Il ne peut, en elle, rien se passer, et d’elle toute vie est absente ; à vrai dire elle n’a même aucun « dedans », aucune intériorité : bien qu’il ne s’agisse pas ici de dedans ou d’intériorité au sens spatial de ces termes (pas plus que la vie précédemment évoquée n’était à entendre en un sens temporel), l’on peut dire en manière d’image qu’elle n’a pas plus d’épaisseur qu’un point géométrique. Certes le point géométrique est « un », et certes il est par définition indivisible : non pas toutefois parce que sa force de cohésion et d’unification interne serait infinie, mais parce qu’il n’y a, en lui, rien à unifier. Cette unité-là ne figure pas la plénitude, mais le vide ; non l’infinie richesse, mais l’absolue pauvreté.

Or pour notre propos, l’essentiel est de souligner qu’une telle unité exclut nécessairement toute parole, toute pensée et tout sentiment. Si l’absolu devait être conçu comme une unité de ce genre, alors il s’agirait d’un absolu impassible, muet, mort. Non seulement il serait impossible pour les hommes de rien dire à son sujet (car toute énonciation suppose et affirme une diversité minimale d’aspects dans l’objet sur lequel elle porte), mais lui-même ne pourrait en aucun cas être source de parole, ni même de pensée : son unité absolument immédiate s’en trouverait tout aussi immédiatement niée et annulée8 . Impossible, en effet, d’être source de parole, de pensée ou de sentiment, sans rompre avec l’absolue adhérence à soi que figure l’unité ainsi conçue. De ceci, l’histoire de la pensée philosophique nous offre à la fois une illustration et une confirmation ; car le philosophe Plotin a justement développé, avec une extrême rigueur, une pensée de l’unité correspondant à ce dont il est question ici.

 

Chapitre troisième

L’un absolument immédiat : l’enseignement de Plotin

 

Nul plus que Plotin, en effet, ne s’est efforcé de concevoir l’absolu en terme de pure unité, et cela, en considérant dès le départ que l’unité (le fait d’être un) et la multiplicité sont foncièrement étrangères l’une à l’autre. Certes, Plotin admet qu’elles puissent se combiner, jusqu’à un certain point : il existe bien des êtres qui, tout en présentant une diversité d’aspects ou d’éléments, forment néanmoins des unités ; mais selon cet auteur, l’unité qui les caractérise est alors imparfaite, simple image ou reflet de l’unité véritable. De cette unité véritable, les êtres possèdent bien quelque chose (sinon ils n’auraient aucune unité avec eux-mêmes, ils se dissoudraient en multiplicité pure, en quelque sorte) : comme le dit Plotin, ils en « participent » ou en « procèdent ». Mais ils en demeurent distincts ; l’unité véritable est au-delà d’eux.

Jusque là, la pensée de Plotin ne semble pas poser de problème particulier : il affirme essentiellement que seul l’absolu est pleinement et vraiment un, ce qui ne paraît guère contestable. Mais le postulat de Plotin, selon lequel unité et multiplicité, en dernière analyse, s’excluent, va le conduire à tirer des conséquences bien plus problématiques, et qui nous intéressent de fort près.

Sa vision des choses conduit en effet Plotin à remonter, par la pensée, d’êtres en êtres, de plus en plus proches de l’origine première, car tout ce qui comporte diversité et médiation internes lui semble non originaire et non véritablement un. Par exemple, en passant du domaine matériel à celui de l’esprit, on s’élève vers plus d’unité ; mais même cette unité plus haute ne satisfait pas Plotin, dans la mesure où elle encore entachée de diversité. Il faut donc s’élever encore. Mais à quoi mène finalement ce mouvement d’ascension, ce que Plotin appelle cette « conversion » ? A un absolu totalement indéterminé, totalement dénué de toute différence interne et par conséquent de toute vie intérieure. De cet absolu, on ne peut en toute rigueur rien dire : toute parole que l’on pourrait énoncer à son sujet serait inadéquate, impropre, en décalage avec l’absolue indifférenciation de son objet. De l’Un (que Plotin appelle aussi le Bien) il n’est pas possible de parler9 .

Sur ce point encore, il peut sembler que le discours de cet auteur ne pose pas de problème du point de vue du monothéisme révélé : car dans ce dernier aussi, l’on admet qu’aucune parole humaine ne peut saisir et exprimer l’absolu de façon juste. Mais Plotin, poussé par sa logique de l’unité pure excluant toute diversité, est conduit à aller beaucoup plus loin : non seulement l’homme ne peut rien dire de l’absolu, mais l’absolu lui-même ne peut rien penser ni rien dire de lui-même, ni de quoi que ce soit. Il n’a de lui-même aucune connaissance, pas même sous la forme d’une saisie immédiate de soi-même, par auto-intuition (plutôt que par une connaissance « discursive », c’est-à-dire composée d’idées liées entre elles)10 . On retrouve ce point, pour nous tout à fait capital : l’absolu ainsi conçu n’est pas seulement indicible, mais muet. Et il faut évidemment comprendre que ce mutisme ne réside pas dans la simple absence de verbe physique, mais bel et bien dans la pure et simple absence de toute possibilité d’expression, quelle qu’elle soit, même purement spirituelle. Pourquoi une affirmation si radicale ? Toujours pour la même raison : la moindre intuition de soi-même, la moindre pensée et la moindre parole impliquent une prise de distance par rapport à soi-même, une différenciation interne ; il faut qu’il y ait de l’écart, de la différence entre soi et soi. Mais si tel est le cas, l’on n’a plus affaire à une unité immédiate, compacte, dépourvue de toute diversité : on a affaire, au contraire, à une unité vivante, douée d’intériorité, en relation (c’est-à-dire en médiation) avec elle-même.

Plotin est donc parfaitement logique, et son raisonnement est implacable : si l’on conçoit l’unité comme excluant toute diversité quelle qu’elle soit, alors il faut dire que l’unité absolue est indicible et muette, sans pensée ni sentiment ni volonté d’aucune sorte, dégagée de toute relation non seulement avec le reste, mais encore avec elle-même. Et inversement, si l’absolu pense et parle (que ce soit à d’autres ou à lui-même), alors il ne peut pas être envisagé comme une unité absolument immédiate (c’est-à-dire : sans médiation ou relation internes) ( ( Cf. C. Bruaire, op.cit.,, p.243 ; p.245 : “(…) Dieu est en soi langage et être déterminé, les deux ne faisant qu’un. L’être absolu, même s’il ne nous dit rien effectivement, est en soi et pour lui-même logos” ; p.250 et passim. )) .

Or le Dieu de l’islam s’apparente à l’Un de Plotin, dans la mesure où l’unité qui lui est attribuée est immédiate, ne tolérant pas de diversité ni de différenciation internes. Il est intéressant à cet égard de considérer brièvement et sommairement l’histoire des rapports entre la pensée de Plotin et la pensée arabo-musulmane. Lorsque les Arabes découvrirent la philosophie et commencèrent à s’y adonner, au IXe siècle, ils le firent à partir d’un corpus de textes grecs, transmis et traduit par des Syriens (soit du grec à l’arabe directement, soit du grec au syriaque puis du syriaque à l’arabe). Aucun des philosophes arabes, en effet (pas même Avicenne ou Averroès) ne connaissait le grec. Or dans ce corpus de textes figuraient, à côté d’œuvres ou de fragments authentiquement aristotéliciens, des œuvres qui étaient attribuées à Aristote alors qu’elles n’étaient pas de lui. Deux ouvrages relevant de cette dernière catégorie, qui auront une grande influence sur la pensée arabo-islamique, sont à mentionner en particulier :

– La Théologie, traité attribué à Aristote, alors qu’il s’agit d’une reprise de la pensée de Plotin (plus précisément, des livres IV à VI de ses Ennéades).

– Le Liber de Causis, lui aussi attribué à Aristote, alors qu’il s’agit d’une compilation de textes de Proclus (plus précisément de son Elementatio theologica).

Autrement dit : les penseurs arabo-islamiques se sont appuyés, pour développer leur réflexion philosophique et théologique, sur des traités dont certains étaient d’inspiration directement néo-platonicienne (Plotin et Proclus sont les deux représentants par excellence de ce courant), et cela sans le savoir. Ce qui entraîne une double remarque :

Premièrement, les penseurs arabo-islamiques ont pris pour la pensée d’Aristote ce qui était, en fait, autre chose. Il ne s’agit pas de les accuser d’une quelconque falsification, puisque l’erreur, semble-t-il bien, ne vient pas d’eux mais des Syriens qui leur transmirent l’héritage philosophique grec. Mais il s’agit de remarquer que cette méprise n’est pas anodine, et comporte des conséquences qui ne touchent pas seulement à l’exactitude historique. En effet, en confondant les thèses de Plotin ou de Proclus avec celles d’Aristote, ils se sont fermé l’accès à la véritable pensée de ce dernier philosophe (qu’ils croyaient connaître) ; du même coup, ils n’ont pu profiter pleinement des ressources de la pensée d’Aristote, en particulier à propos de la question de l’Un et de l’absolu, comme pourront le faire saint Thomas d’Aquin et, plus tard encore, Hegel. Ils auront tendance à croire que la pensée philosophique en général (Aristote étant alors considéré comme le Philosophe par excellence) ne peut concevoir l’Un autrement qu’à la manière de Plotin, c’est-à-dire comme absolument immédiat et ineffable.
Deuxièmement, les penseurs arabo-islamiques seront d’autant moins tentés d’approfondir cette question (celle de l’Un), que la pensée de Plotin, dont ils subissaient l’influence sans le savoir, convenait particulièrement bien avec la représentation de Dieu contenue dans le Coran, au moins sur ce point décisif. Leur livre saint paraissait confirmer les conclusions de la philosophie. En sens inverse, les conclusions de la philosophie leur semblaient confirmer les affirmations de leur livre saint sur l’unité de Dieu et la façon juste de la concevoir. Cette apparente confirmation mutuelle a joué un rôle déterminant, semble-t-il, dans la pensée de Al-Kindi, premier philosophe arabo-musulman. On en trouve encore la trace chez le dernier, Averroès (Ibn Ruchd), qui soutient que philosophie et foi ont même contenu. Elle peut aussi expliquer pourquoi la pensée philosophique arabo-islamique cessa de progresser et s’éteignit assez rapidement, en se montrant incapable de suivre le nouvel élan donné à la philosophie par les théologiens chrétiens qui dépassèrent le néo-platonisme, et cela justement avec l’aide d’Aristote.
Il est à noter, en effet, que Averroès fut le seul à voir clairement que, dans la pensée arabo-islamique, la philosophie d’Aristote avait toujours été mêlée de néo-platonisme, et à tenter d’y remédier en revenant à un aristotélisme “pur”. On peut considérer qu’il n’y est pas vraiment parvenu11 , mais l’essentiel n’est pas là. Il faut plutôt souligner, comme le fait encore Gilson, qu’en tentant de purifier l’aristotélisme de tout néoplatonisme, Averroès avait conscience “d’exclure de la philosophie ce qui s’accordait le mieux avec la religion”. Nous pensons qu’il faut plutôt dire : avec la religion islamique ; car en revenant à un Aristote plus authentique il favorisait involontairement l’essor de la théologie chrétienne, comme on le vit au siècle suivant (particulièrement avec Saint Thomas), et il éteignait, pour ainsi dire, la philosophie et la théologie spéculatives arabo-islamiques (après lui, en effet, le monde islamique, qui ne produisait déjà plus rien depuis longtemps en Orient dans ce domaine, n’engendra plus aucun penseur notable, ni en Espagne ni ailleurs). C’est un fait historique, en tout cas, que Averroès eut beaucoup plus d’audience et d’influence dans le monde chrétien que dans le monde islamique ; ce qui est logique, s’il est vrai, comme nous le pensons, que le néoplatonisme (Plotin) convient plus à l’islam, et Aristote davantage au christianisme12 .

En conclusion, la parenté étroite entre représentation islamique de Dieu et conception plotinienne de l’Un existe bel et bien : la pensée conceptuelle peut discerner cette parenté, et l’étude de l’histoire permet de l’expliquer au moins en partie13 .

Ainsi l’islam affirme en même temps que l’unité de Dieu est absolument immédiate et exclusive de toute différenciation interne, et que ce Dieu pense, parle, veut, aime : or cela n’est pas possible, comme Plotin (entre autres) nous aide à le comprendre. On ne peut affirmer les deux à la fois. Il faut choisir entre un Dieu qui est quelqu’un et qui parle, et un Dieu qui est “un” au sens de l’unité absolument pure et vide.

Le christianisme choisit, lui, la voie qui consiste à voir l’unité de Dieu comme une unité médiate, comprenant une vie et une diversité intérieures : voie qui permet seule de voir aussi Dieu comme un sujet qui parle, pense, veut et aime. Cette voie mène, en dernier ressort, à l’acceptation du dogme de la Trinité ; mais encore faut-il tenter de comprendre comment, et pourquoi, sans brûler les étapes. Car il y a encore du chemin à faire, pour passer de l’idée d’un absolu doué de distance et de vie intérieures, à l’idée de l’absolu comme triplicité de personnes unies en une même nature. Voilà donc l’objet de la suite de notre propos.

Chapitre quatrième

Quelques éléments sur le sens du dogme de la Trinité

Comme nous venons de le dire, il y a une grande distance entre l’idée que la différenciation n’exclut pas l’unité, et l’idée que cette différenciation doit aller, en Dieu, jusqu’à la distinction de plusieurs personnes. En effet, à première vue, l’on peut fort bien adopter la première tout en rejetant fermement la seconde. Si l’on considère la créature vivante, on voit bien qu’il y a en elle une diversité rassemblée en une unité, et l’on voit bien que l’unité ne s’en trouve pas affaiblie mais enrichie et renforcée, comme nous l’avons dit ; mais on voit aussi que, dans cet être vivant, la diversité ne consiste pas en une multiplicité de personnes, de sujets, mais en une multiplicité d’aspects, d’éléments, d’organes. Or n’est-ce pas, justement, parce qu’ils ne sont pas des personnes, mais seulement des organes, que ceux-ci se laissent ramener à l’unité ? Si au contraire la diversité va jusqu’à être celle de personnes ou de sujets, cela ne fait-il pas éclater l’unité ? Autrement dit : pour que l’unité soit préservée, ne faut-il pas que la diversité qu’elle inclut soit une diversité de moments transitoires, d’éléments non autonomes, qui ne se figent pas en des réalités à part entière et radicalement distinctes ? Ainsi, l’on pourrait admettre que l’unité tolère la différenciation interne, mais à condition que le différencié n’ait justement pas la consistance de la personne.

Mais c’est oublier de quel genre de relation des personnes, et elles seules, sont capables entre elles. Il peut y avoir de l’unité entre des personnes, et cette unité n’est pas moindre que celle qui peut exister entre les organes d’un vivant. Elle est même infiniment plus grande. Que la diversité soit une diversité de personnes, cela ne rend pas impossible l’unité : au contraire, cela la rend possible, et lui permet d’atteindre son maximum absolu. Voilà ce que nous allons maintenant découvrir : le Dieu trinitaire est infiniment un, non pas malgré la diversité de ses Personnes, mais précisément par elle et grâce à elle.

Quelques rappels tout d’abord, afin de ne pas se tromper d’objet, et de faire le point.

Le dogme de la Trinité est, selon le christianisme, un mystère. Il s’agit donc de quelque chose que la raison humaine est incapable de découvrir et de comprendre parfaitement par ses seules forces. Mais si le mystère est “irrationnel”, c’est par excès et non par défaut : il comble la raison, en la saturant d’un sens infiniment riche et profond. Aussi la raison peut-elle discerner certains aspects de ce sens tel qu’il s’offre à elle dans la révélation, sans prétendre pour autant le réduire à un contenu qu’elle pourrait engendrer, et qui serait à sa mesure.

Il faut préciser ensuite que, selon le dogme chrétien de la Trinité, Dieu est Père, Fils et Esprit – et en aucun cas “Dieu, Jésus et Marie” comme semblent le croire de nombreux musulmans. Cela signifie plus précisément que Dieu se définit comme trois personnes en une seule et même nature (ou “substance”) : il s’agit d’une diversité comprise en une unité, d’une unité différenciée en elle-même, et différenciée en des sujets autonomes, non en des organes ou de simples éléments.

Certains de ces points se trouvent d’ores et déjà éclairés par l’ensemble des réflexions qui précèdent. Faisons-en rapidement le bilan.

1. Dieu est Père, et il est en tant que tel une personne. Nous l’avons vu, Dieu est source d’une parole éternelle ; en tant que sujet de parole, il est à envisager comme étant quelqu’un et non pas seulement quelque chose, une personne et non une simple substance ; et dans la mesure où il ne crée pas mais engendre cette parole, il est à concevoir comme Père (sur un mode tout spirituel et non charnel, s’entend). (cf. chapitre premier).

2. Le Verbe éternel de Dieu est lui-même une personne, de même nature que le Père. En effet, engendré de toute éternité par le Père, le Verbe est du même genre ou de la même nature que celui-ci (alors qu’une créature est d’une autre nature que son créateur). Le Père et ce qu’il engendre ont une seule et même nature, en et par laquelle ils ne font qu’un. Mais ce que le Père engendre est alors à concevoir comme une parole vivante, animée, douée de subjectivité (et non pas une parole comme simple chose inerte) : en un mot, une personne, un Fils. Ce Fils ou ce Verbe n’est pas un autre Dieu, ni un autre que Dieu, mais Dieu lui-même exprimé en lui-même. (cf. chapitres premier et deuxième).

3. Dieu n’est vivant et parlant que si son absolue unité avec lui-même est intérieurement différenciée. L’Un qui exclut toute diversité interne est, en effet, dépourvu de toute vie et incapable de toute parole. Inversement, vie et parole impliquent la distance au sein même de l’unité. (cf. chapitres deuxième et troisième).

Ainsi Dieu se présente-t-il comme étant en lui-même relation, et relation de personne à personne.

A partir de cela peut s’éclairer pour nous la manière selon laquelle Dieu est un, et conjointement, la nécessité de distinguer en lui la troisième personne, celle du Saint-Esprit.

En s’appuyant sur ce qui vient d’être rappelé, l’on peut dire que la manière selon laquelle Dieu est un n’est pas, à proprement parler, celle de l’unité, mais celle de l’union. Bien qu’en tous deux il s’agisse de ce qui est un, ces deux termes (unité et union) n’ont pas exactement même signification ; le terme d’union, en effet, paraît exprimer deux dimensions qui ne se trouvent pas (ou pas nécessairement) dans celui d’unité :

La dimension de l’acte ou du mouvement, tout d’abord. Le terme d’unité ne dit l’un que de manière statique, ou purement factuelle : l’unité, au sens strict, est le simple fait d’être un. Mais le terme d’union suggère l’idée d’action, et désigne l’un comme le résultat d’un mouvement, plutôt que comme un fait immédiat. Il s’agit de former une unité, ou (comme le dit bien l’expression française) de “ne faire qu’un”. L’union est l’un envisagé comme étant à la fois principe et fruit d’une unification – mot dans lequel résonne à l’évidence la présence d’un agir, d’un faire. C’est ici, comme on le voit aisément, la notion de Vie qui est directement impliquée ; dans ce qui est un sur le mode de l’union circule un principe actif, agissant, inlassablement à l’œuvre, tout à la fois fort et souple, artisan d’une unité se faisant, se refaisant et se confirmant sans cesse elle-même. Ainsi il n’y a d’union que vivante, et il n’y a de vie que sur le mode de l’union.

La dimension de la diversité ou de la différence, ensuite. Et cela d’une double manière. D’une part, il n’y a union que de quelqu’un (ou quelque chose) avec quelqu’un (ou quelque chose) d’autre. L’union est rassemblement, être-ensemble. S’il n’y a pas diversité ni différence, mais identité pure, il peut bien y avoir de l’unité : il ne saurait y avoir d’union. Mais ce n’est pas tout. D’autre part en effet, on ne s’unit qu’en quelque chose (ou quelqu’un). De même l’on communie avec quelqu’un en quelque chose ou quelqu’un. Ceux qui sont unis ne le sont qu’en étant réunis par quelque chose ou quelqu’un qui n’est pas l’un d’eux, mais un autre encore. Et c’est en celui-ci qu’ils sont unis. Il n’y a union que si ce qui unifie est distinct de ce qui est unifié : ainsi, en tout vivant, les divers éléments sont unis en quelque chose d’autre qu’eux ; et c’est par leur commun accueil en lui qu’ils “ne font plus qu’un”. Si l’on oublie cette dimension de l’union en…, et si l’on veut que, dans l’union, interviennent seulement les éléments à unir, alors il n’y a que l’un et l’autre, dans un face à face immédiat : plutôt que l’union de l’un et de l’autre, c’est leur identification, leur fusion qui aura lieu. Et par là s’effacera l’union au profit de la muette et morte unité.

L’Un n’est vivant et source de parole que s’il est un sur le mode de l’union, et non de l’unité. Mais l’union signifie : être un avec un autre, et être un avec lui en un autre encore. Ainsi l’union semble-t-elle bien requérir trois termes : l’un, l’autre, et ce en quoi ils ne font qu’un. Un nouveau pas semble franchi, par là, en direction de la reconnaissance du sens profond de l’idée de Trinité. Dès maintenant cette idée, sans perdre son caractère de mystère, a cessé de paraître absurde et contradictoire. Elle s’éclairera davantage encore par la considération de Dieu comme Amour, qui englobe et parachève ce qui a été dit jusqu’à présent.

L’amour, en effet, peut et doit être envisagé comme l’accomplissement de la simple vie, dans la mesure où il est union parfaitement accomplie. Car l’amour implique tout ensemble la plus nette distinction de ce qui aime et de ce qui est aimé et leur plus profonde unification en un troisième. C’est pourquoi le dogme chrétien de la Trinité est indissociable de la compréhension de Dieu comme étant non seulement celui qui aime sa créature et qui doit être aimé de celle-ci, mais encore celui qui est l’amour même, celui dont l’être même consiste de fond en comble dans l’amour. Considérons donc attentivement ces deux points pour finir :

Distinction

Dieu, esprit absolu, se pense et se connaît en et par sa Parole éternelle. Mais se connaissant, il s’aime : il se connaît, en effet, comme l’être absolu et parfait, c’est-à-dire comme le suprême objet d’amour. Nul plus que Dieu n’est capable d’aimer, et nul plus que lui n’est digne d’être aimé. Ainsi l’amour de soi est le cœur de la vie intérieure de Dieu. Mais il faut aussitôt préciser que cet amour de soi ne peut consister en une simple complaisance en soi-même, une clôture sur un soi-même immédiat et excluant la différence. L’amour est partage, oubli de soi et don de soi : il est tout entier tourné vers l’autre, sortie hors de soi vers l’autre. Or cela suppose la distinction réelle de l’aimant et de l’aimé, l’autonomie de leurs existences respectives14 . Sinon, de quoi s’agit-il ? Non d’amour, mais de quelque chose qui relève de l’égoïsme, ou même d’une sorte d’autisme. Si l’amour pour soi-même n’est pas médiatisé et comme justifié par l’amour pour un autre que soi, il n’y a pas de partage, mais une possession jalouse et exclusive ; non l’oubli de soi mais l’obsession de soi ; non le don de soi mais le refus de toute abnégation, de toute générosité. C’est exactement ainsi, sans doute, que le diable “s’aime” : en se regardant comme celui à qui tout est dû, et qui ne doit lui-même rien à personne, en exigeant que l’on s’offre à lui mais en ne se consacrant lui-même à personne. Le diable “s’aime” en ce sens qu’il veut tout pour lui, qu’il reçoit uniquement mais jamais ne donne. Évidemment tout autre est l’amour de Dieu pour lui-même ; et la différence infinie qui sépare cet amour vrai de sa caricature diabolique, réside tout entière dans la présence et la médiation de l’autre.

Mais il faut encore préciser. Non seulement l’amour n’est possible que de l’un pour l’autre, comme union de l’un et de l’autre, mais il n’est possible que comme une union librement acceptée et voulue. Seul un sujet libre peut aimer, car l’amour est oubli volontaire de soi et souci délibéré pour autrui ; en outre seul celui qui fait preuve de telles dispositions, c’est-à-dire celui qui aime, est lui-même digne d’être aimé ; et ainsi seul un sujet libre est digne d’être aimé. Aimer, c’est vouloir librement que l’autre soit lui-même libre ; c’est vouloir l’autre comme un sujet autonome et distinct, source de don. Or un sujet libre, doué de pensée et de volonté propres, source de décision, un sujet capable de dire “je” (je t’aime), cela s’appelle une personne.

Il n’y a d’amour possible qu’entre des personnes distinctes, qui veulent et approuvent chacune l’existence de l’autre comme personne distincte, et n’aspirent en aucun cas à une pure fusion qui abolirait l’amour en même temps que la distance. Il n’y a donc d’amour de soi véritable qu’en un soi abritant une diversité de personnes. Ainsi s’éclaire pour nous l’idée chrétienne selon laquelle il faut distinguer en Dieu plusieurs personnes15 .

Union

Rien n’est plus uni, rien ne fait plus un que des personnes qui s’aiment. Dans l’amour seulement advient la perfection de l’être-un, du “ne faire qu’un”. Dans l’amour seulement existe l’indivisibilité, l’inséparabilité véritables : cela, non pas parce qu’il n’y aurait en lui aucune différence ni diversité, et donc rien à diviser ni rien à séparer (comme c’est le cas du point géométrique, ou de l’Un plotinien), mais parce qu’il y a une diversité dont la cohésion est infinie. Le simple fait de discerner ces deux modes de l’indivisibilité, et de reconnaître combien le second l’emporte sur le premier, aide considérablement à accueillir le sens profond du dogme chrétien de la Trinité, pensons-nous. Cela permet en particulier de comprendre que la distinction des personnes, et donc la distance entre elles, ne sont pas des obstacles à l’unité, et encore moins ce qui la rendrait impossible, mais sont au contraire les conditions même de l’unité la plus absolue qui soit. Redisons-le : seules des personnes sont capables du don total et réciproque de soi (qui définit l’amour) ; seul le don total et réciproque de soi (l’amour) engendre, entre ceux qui l’accomplissent, une cohésion absolue sans réserve ni faille ; et seule une telle cohésion forme une unité vivante.

Et ici se précise encore la nécessité de ne pas en rester à un simple face à face entre deux personnes, pour se représenter adéquatement la vie intérieure de Dieu. Si c’était le cas en effet, il y aurait bien union des personnes divines, mais le lien même qui les unit, quelle “place” faudrait-il lui reconnaître ? Si Dieu était seulement Père et Fils, le Père aimerait le Fils, le Fils aimerait le Père, mais cet amour lui-même demeurerait comme un troisième terme étranger, extérieur, autre que Dieu : en somme, Dieu éprouverait de l’amour mais il ne serait pas l’amour même. Il en irait de lui comme des personnes humaines, qui certes peuvent éprouver l’amour, mais sans que leur être même ne consiste en lui. Mais pour Dieu, l’amour ne peut être quelque chose d’extérieur à lui, dont il aurait besoin. C’est pourquoi le christianisme dit non seulement que Dieu aime, mais qu’il est l’amour même ; aussi est-il pleinement intérieur à Dieu, et Dieu ne sort-il pas de lui-même en l’éprouvant. L’Esprit Saint est cette relation d’amour elle-même comme personne, dont “le propre est d’être le commun des deux autres personnes”, comme le dit Saint Augustin16 .

On voit donc combien l’idée d'”association”, avancée par l’islam, est étrangère à la vision chrétienne de Dieu. Croire que Dieu est Père, Fils et Esprit, ce n’est en aucun cas joindre à Dieu autre chose que lui, par un acte extérieur ; tout au contraire, cela signifie : reconnaître que Dieu est animé intérieurement de vie et d’amour, en et pour lui-même.

Conclusion de la première partie : Qui donc associe à Dieu autre chose que Lui ?

Ainsi se présentent les principaux enjeux d’une réflexion sur la question de la Trinité et de l’unicité de Dieu :

Le statut de la Parole de Dieu : cette Parole ne peut être envisagée que comme étant engendrée par Dieu ; sinon, elle ne pourra être vue que comme une créature, ce que l’islam lui-même ne saurait admettre. Or étant engendrée (et non pas créée), la parole de Dieu est de même nature que sa source : cela conduit à voir le rapport entre Dieu et sa Parole comme analogue au rapport entre Père et Fils, et du même coup, cela conduit à reconnaître en Dieu l’existence d’une différenciation interne. Plus précisément enfin, la Parole de Dieu doit être quelqu’un, une personne : car comment une parole qui serait seulement quelque chose pourrait-elle être l’Expression de soi de l’Absolu ?

Ce que signifie être Un : l’Un véritable est union et unification parfaites, ce qui ne s’accomplit que par le don total de soi de personnes les unes aux autres ; ainsi seulement l’Un a une vie intérieure (davantage : il est la vie même), et ainsi seulement il est amour. Sinon, Dieu ne sera “un” qu’à la manière d’une unité sèche, vide, morte et muette : ce que l’islam ne peut admettre, alors même que son refus de toute distinction interne en Dieu l’empêche de le concevoir autrement.

On peut, pour achever de faire voir toute l’importance de cette discussion, revenir brièvement sur la question de “l’association” soulevée par l’islam. Comme on le sait, le Coran signale comme une très grave faute le fait d'”associer” à Dieu des êtres autres que lui, et d’accorder à ceux-ci une part de l’adoration qui, en vérité, n’est due qu’à Dieu seul. C’est le christianisme qui est évidemment visé par un tel reproche : cette religion aurait vicié la pureté absolue de Dieu, en ne l’isolant pas de façon absolue de tout ce qui n’est pas lui, en ne le séparant pas radicalement de l’ordre du créé. Et cela de deux façons : en attribuant à Dieu un Fils éternel (c’est alors le dogme de la Trinité qui est vu comme source d'”associationnisme”)17 , en divinisant de simples créatures (Jésus et Marie : c’est alors surtout le dogme de l’Incarnation qui est visé)18 ; mais comme il s’agit, dans cette partie de notre propos, de Dieu et de sa parole éternelle, nous nous en tiendrons ici au premier de ces deux aspects : le christianisme aurait donc indûment associé à Dieu autre chose que lui, en son éternité même. L’islam, au contraire, aurait remis les choses à leur vraie place : il aurait rétabli Dieu dans son altérité infinie, dans sa dignité excluant toute comparaison, et repoussé clairement tout ce qui n’est pas lui dans l’ordre du créé. Ainsi la confusion, l’indistinction, le mélange blasphématoire entre Dieu et la création, instaurés par le christianisme, auraient été dissipés par l’islam.

Mais l’ensemble de l’étude qui précède permet de comprendre qu’en vérité, il n’en est rien. Davantage même : il est clair que ce sont les musulmans et non les chrétiens qui associent à Dieu quelque chose d’autre que lui. En effet, comme nous l’avons vu, l’islam ne peut comprendre la Parole de Dieu ni comme étant elle-même Dieu, ni comme étant une créature. Nous avons souligné que cette position était intenable, car il faut nécessairement qu’elle soit l’un ou l’autre ; et nous avons montré que la doctrine des “attributs”, telle qu’elle est avancée par l’islam, permet seulement de masquer cette nécessité par un mot (comme s’il suffisait de nommer la parole de Dieu “attribut” pour supprimer la question de savoir si elle est Dieu ou autre chose que Dieu). Mais on doit maintenant faire remarquer une autre conséquence de cette même position : en refusant de voir la Parole de Dieu comme étant elle-même Dieu, l’islam se trouve contraint d’affirmer que quelque chose d’autre que Dieu (à savoir sa Parole) est cependant “auprès” de Dieu, et entretient avec lui une relation qui, tout en restant floue, est pourtant bien conçue comme intime, infiniment plus intime en tout cas que toute relation entre Dieu et les créatures. Il y a alors d’une part Dieu, d’autre part quelque chose qui n’est pas Dieu, et les deux sont envisagés comme liés ou associés, au moins en ce sens qu’ils ont en commun de ne pas relever de l’ordre du créé.

Il en est tout autrement dans le christianisme ; et l’on doit l’admettre en vertu de la simple logique, même si l’on n’adhère pas à la foi chrétienne. En effet, les chrétiens affirment bien qu’il y a entre Dieu et la parole de Dieu (le Fils) un lien infiniment étroit ; mais comme selon eux la Parole de Dieu n’est pas autre chose que Dieu, il est impossible de dire qu’il y a là une association entre Dieu et autre chose. Ce n’est avec rien d’autre que lui-même que Dieu est associé, si bien qu’à vrai dire l’idée d'”association” cesse ici d’être pertinente. Par conséquent, c’est seulement dans le christianisme qu’il n’y a aucun mélange entre Dieu et autre chose, et cela non pas malgré la doctrine de la Trinité, mais justement grâce à elle ; car l’unique moyen de reconnaître l’intimité du lien qui existe entre Dieu et sa Parole, sans altérer pour autant la pureté de Dieu, c’est d’admettre que Dieu et sa Parole ne font qu’un. Tout au contraire, c’est justement en refusant l’idée de Trinité que l’on est obligé de tomber dans un associationnisme indéfendable : et c’est ce qui arrive dans l’islam.

Un tel renversement de situation paraîtra peut-être, à première vue, difficile à admettre. Pourtant, qu’on y regarde avec soin, et que l’on voie si l’on peut faire autrement que d’en venir à cette conclusion.

Deuxième partie

La question de l’Incarnation et de la divinité du Christ

 

Remarque préliminaire

Les réflexions contenues dans les pages précédentes ont montré que le dogme chrétien de la Trinité ne pouvait certes pas être considéré comme une pure absurdité, fruit de quelque tendance inavouée au polythéisme, ou d’une mauvaise compréhension de ce que signifie “être un”. Au contraire, chacun a pu voir que ce dogme recèle un contenu de pensée riche, solide et profond. Si, par conséquent, on le rejette (ce qui reste évidemment le droit de chacun), que ce rejet ne soit pas brutal et immédiat, comme si l’on était en présence d’une évidente aberration, ainsi qu’ont tendance à le faire nombre de musulmans.

De la même façon, les pages qui suivent conduiront tout lecteur attentif et loyal à reconnaître que l’article de la foi chrétienne, selon lequel Dieu s’est fait homme, ne peut pas être écarté d’un simple geste, ni en quelques mots, sous le prétexte qu’il s’agirait là d’une idée tellement absurde (et de plus blasphématoire) qu’il serait superflu d’y regarder de plus près. Nous verrons en effet que ce second dogme est lié de manière étroite au précédent, et son étude le montrera empreint d’une profondeur et d’une cohérence non moins grandes que celles qui se sont révélées caractériser celui-ci.

Chapitre premier

Nécessité pour l’islam d’admettre l’incarnation de la parole de Dieu

Islam et christianisme affirment tous deux que Dieu parle, ou a parlé aux hommes, qu’il leur adresse ou leur a adressé sa parole. Cette parole constitue le contenu de la Révélation, et elle est celle-là même que Dieu s’adresse pour ainsi dire à lui-même de toute éternité, comme nous l’avons fait remarquer d’emblée (voir l’Introduction de la présente rubrique). Il se trouve affirmé par là même, par ces deux religions, que la parole éternelle de Dieu est entrée dans le monde des hommes. Cette “simple” idée doit être considérée attentivement, afin qu’en soient ensuite tirées correctement les conséquences, et que soient évitée toute méprise sur la nature exacte de la différence entre islam et christianisme.

L’entrée de la parole de Dieu dans le monde implique, de toute nécessité, que cette parole ait adopté ou revêtu un mode d’être conforme au monde, c’est-à-dire qu’elle soit devenue, d’une manière ou d’une autre, un objet du monde, l’une des choses existant dans le monde. On devine d’emblée qu’elle a pris, ce faisant, un risque inimaginable mais l’on comprend bien qu’elle n’a pu devenir présente dans le monde qu’à cette condition. Sans revêtir un mode d’être propre au monde et à ce qui existe en lui, la parole de Dieu n’aurait pu que demeurer extérieure à celui-ci. Plus précisément, cela signifie que l’entrée dans le monde de cette parole a impliqué son inscription dans l’espace et dans le temps, et même son inscription en une matérialité. Car tels sont les modes essentiels et inévitables de tout ce qui est dans le monde : tout y existe en un certain lieu, en un certain temps, et au travers d’une forme sensible, physique. Deux remarques s’imposent alors.

Premièrement, cela ne signifie pas que la parole de Dieu soit ainsi tombée au rang d’un objet quelconque et vulgaire : il faut, au contraire, que sa dignité et son caractère divins soient entièrement préservés. Si son entrée dans le monde, et donc l’adoption par elle du mode d’être propre au monde, avait pour conséquence sa complète défiguration, l’annulation de son essence propre (divine), cela signifierait qu’elle ne pourrait entrer dans le monde qu’en cessant d’être ce qu’elle est : ce qui reviendrait à dire qu’elle ne peut tout simplement pas entrer dans le monde. Cette entrée suppose que soient réalisées parfaitement les deux conditions : il faut que la parole de Dieu pénètre effectivement, réellement et donc “mondainement” dans le monde (sinon elle reste ce qu’elle est mais demeure extérieure au monde), et il faut que cette pénétration en un milieu étranger la laisse absolument intacte (sinon quelque chose entre bien dans le monde, mais ce n’est plus la parole de Dieu). Toute croyance dans l’existence d’une parole de Dieu révélée aux hommes est, nécessairement, croyance dans la possibilité de l’accomplissement simultané de ces deux exigences.

Deuxièmement, s’inscrire dans l’espace, le temps et la matérialité, cela signifie tout simplement et au sens strict : s’incarner. Prise en elle-même, en effet, la notion d’incarnation désigne justement cela : le fait d’entrer dans (in) une chair (caro, carnis en latin), et par conséquent de revêtir une dimension physique, matérielle. Même s’il est vrai que, dans le contexte hébraïque où s’enracine la notion chrétienne d’incarnation, la chair ne désigne pas le corps seul, mais l’homme tout entier pris sous un certain angle, il reste que l’homme se caractérise précisément par l’existence en lui d’une dimension matérielle. C’est pourquoi la notion d’incarnation peut et doit être prise d’abord en ce sens général d’entrée dans l’ordre de la réalité physique, spatiale et temporelle. Et réciproquement, toute entrée en un tel ordre de réalité de ce qui, auparavant, y était extérieur, est à un degré ou à un autre une incarnation.

Mais alors il ne faut pas hésiter à se demander si la confrontation entre islam et christianisme, au lieu de porter sur la question de savoir si la parole de Dieu s’est incarnée, ne doit pas porter en vérité sur la question de savoir comment elle l’a fait. Car l’islam lui aussi admet et affirme que la parole de Dieu s’est inscrite en une matérialité située dans l’espace et dans le temps : cette parole est bien, selon lui, exprimée au travers de réalités matérielles (mots et phrases), et c’est bien selon lui en tel lieu et à tel moment qu’elle a revêtu cette forme. Or si s’incarner signifie : prendre corps, revêtir une dimension physique, alors il paraît incontestable que, selon l’islam, la parole de Dieu s’est incarnée. De son côté le christianisme affirme que la Parole éternelle de Dieu s’est faite homme, c’est-à-dire derechef qu’elle s’est donnée une existence physique, en un certain lieu et en certain temps. Par conséquent, et même si cette suggestion a de quoi surprendre au premier abord, il faut envisager sérieusement que la divergence entre islam et christianisme porte “seulement” sur les modalités précises de l’incarnation, non sur son principe même.

Le dialogue entre islam et christianisme doit, par conséquent, rouler sur la question fondamentale suivante : la parole de Dieu s’est-elle incarnée en des mots et des phrases ou en un homme ? Mais comme le christianisme ne nie pas du tout que la parole de Dieu se soit aussi incarnée en des mots et des phrases (tous ceux, en particulier, qui furent adressés aux prophètes de l’Ancienne alliance), il faut être plus précis et demander : la parole de Dieu ne peut-elle s’incarner qu’en des mots et des phrases, ou aussi en un homme ?

C’est cette question (et celles qui en découlent) qui sera étudiée ici. Elle le sera en tenant compte de la double condition dégagée ci-dessus : pour être adressée aux hommes, la parole de Dieu doit à la fois pénétrer réellement dans le monde, et demeurer absolument elle-même en y pénétrant.

Chapitre deuxième

Islam : la Parole de Dieu, qui n’est pas Dieu, s’incarne en des choses (mots)

Pour le musulman, le Coran est la reproduction exacte de la Parole de Dieu. Lorsqu’il lit ce livre ou qu’il en entend la lecture, il a le sentiment d’être en présence de la Parole de Dieu elle-même, telle quelle, dans toute son intégrité. Cette intégrité et cette exactitude sont bien sûr celles du sens, du contenu intelligible du Coran, mais elles sont aussi et indissociablement celles de la matière, visible ou sonore, au travers de laquelle ce sens est accessible. Les deux dimensions, intelligible et sensible (ou physique), sont ici en une telle intimité, sont tellement liées l’une à l’autre, qu’une attention et une importance extrêmes sont accordées à la matérialité de la Parole, bien plus que ce n’est le cas dans le judaïsme ou dans le christianisme.

Cela se voit en particulier à l’importance accordée à la langue (l’arabe) dans laquelle la Parole est exprimée : c’est dans cette langue-là, et non dans une autre, que la Parole de Dieu est formulée dans toute son exactitude ; de sorte que, même si des traductions sont possibles, celles-ci restent des pis-aller et représentent un éloignement par rapport à l’intégrité pleine et entière de la Parole. L’importance accordée au style littéraire, aux tournures et façons de parler spécifiques du Coran, confirme elle aussi l’intimité extrême existant ici entre le sens et le sensible ; comme on le sait la beauté et la clarté du style sont même invoquées, par le Coran lui-même, comme des signes majeurs du caractère divin de la Parole qu’il retranscrit. Ce souci de l’esthétique est, plus directement encore, centré sur la matérialité pure dans l’art de la calligraphie, et dans celui de la récitation ou du chant, qui impliquent l’idée que la grandeur et la beauté du sens exprimé (et peut-être aussi de Celui qui en est la source : nous y reviendrons) peuvent et doivent être physiquement visibles ou audibles, comme grandeur et beauté des signes matériels eux-mêmes. De toute évidence, à travers ces pratiques est présente l’idée que la manière de traiter le support matériel n’est pas sans retentissement sur la manière de traiter le contenu spirituel lui-même. Enfin et surtout, la solidité du lien qui unit le sensible et l’intelligible se manifeste à travers l’extrême souci de la littéralité intangible, de l’exactitude absolue des mots et phrases. Le Coran se présente comme le résultat d’une dictée, d’une parfaite reproduction à l’identique ― on est tenté de dire : à la virgule près ― de la Parole éternelle ; et la plus grande importance est attachée au fait qu’ensuite, le texte de cette dictée a été noté et conservé absolument tel quel, sans nulle modification19 .

On a ainsi clairement l’idée que c’est la Parole de Dieu elle-même, telle quelle, qui est présente au travers des mots et phrases, des traits, courbes et points que la main trace et que les yeux voient, des sons que l’oreille entend. C’est par ces traits et sons, ceux-là exactement et non d’autres, que la Parole de Dieu et non une autre est présente dans le monde, et que l’homme accède à elle. L’altération de ces éléments matériels seraient aussitôt en même temps une altération de la Parole elle-même. Cela, non pas au sens où cette Parole se trouverait modifiée dans son éternité ― comme si l’homme avait le pouvoir, en agissant sur la matérialité des traits et des sons, de changer le contenu intelligible éternellement identique à lui-même de la Parole de Dieu ― , mais en ce sens que, si l’homme modifie cette matérialité des signes, il fait en sorte que ce n’est plus la Parole de Dieu qui est présente dans le monde, mais autre chose. La Parole en elle-même reste intacte quoique les hommes fassent, mais la présence dans le monde de la Parole est susceptible d’être atteinte, altérée, voire anéantie par la façon dont on traite les signes matériels, traits et sons. Inversement, la rigoureuse préservation de ces signes assure la permanence de la présence de la Parole dans le monde : si les signes sont strictement notés et conservés, alors la Parole elle-même, et non simplement quelque chose qui y ressemble, est là dans le monde des hommes et est accessible à ceux-ci.

Comment, alors, ne pas parler d’une certaine incarnation de la Parole de Dieu d’après l’islam ? Cette Parole ne demeure pas uniquement dans son éternité, infiniment au-delà du créé et de l’existence matérielle, mais elle s’est aussi insérée en eux. Elle s’est coulée dans des signes physiques de façon telle, qu’elle y est bel et bien présente ; davantage même, cette matière sensible des traits et des sons est ce par quoi il faut impérativement passer pour accéder à la Parole de Dieu, elle est pour l’homme la seule et unique voie d’accès à celle-ci. Inutile, par conséquent, de se récrier devant l’idée d’un contact entre l’incréé et le créé, de voir en cela une insupportable souillure, un mélange impur et blasphématoire. Inutile de protester avec dégoût contre l’idée qu’une liaison réelle et intime est possible entre la pure spiritualité de ce qui est divin et la vile matérialité de ce qui est créé. Car si vraiment aucune liaison, aucune union ne peut ni ne doit exister entre l’incréé et le créé, cela signifie que d’aucune manière la Parole de Dieu ne peut entrer dans le monde ni être adressée aux hommes, et par conséquent que toute révélation de Dieu à l’homme est impossible : car de quelque façon qu’on l’entende, une telle révélation doit nécessairement consister en une manifestation du divin dans le monde des hommes, et par conséquent, d’une manière ou d’une autre, en une in-carnation.

Mais deux points demandent maintenant à être regardés de plus près. Le premier concerne la question de savoir dans quelle mesure et jusqu’à quel point la Parole de Dieu, en se révélant sous forme d’un texte, entre vraiment en contact avec le créé et sa matérialité. Le second touche à la question de savoir dans quelle mesure et jusqu’à quel point il faut considérer que Dieu lui-même s’incarne, lorsque sa Parole s’incarne.

Tout d’abord, est-il juste de parler de “mélange”, de “liaison” et d'”union” entre l’incréé et le créé, à propos de la Parole de Dieu exprimée sous la forme d’un livre dans l’islam ? Ne faut-il pas plutôt considérer que, comme il s’agit là de discours, de mots et de phrases, il n’y a en fait aucune véritable union entre la Parole proprement dite et les signes physiques au moyen desquels elle s’exprime ? Dans le langage, en effet, le sens reste indépendant du sensible tout en utilisant ce dernier comme support. Il n’y a aucun lien réel et objectif entre les idées exprimées et les mots qui les expriment : ce qui le montre, c’est qu’une même idée peut être exprimée aussi bien par tel signe que par tel autre ; par exemple, l’idée de liberté peut être exprimée par des mots aussi différents que “Freiheit” (allemand), “freedom” (anglais) ou “liberté” (français), et aucun de ces mots n’exprime cette même idée plus ou mieux que les deux autres. Restant indifférent au support sensible, le contenu intelligible ne pénètrerait donc pas en celui-ci, mais conserverait par rapport à lui une souveraine autonomie. Pour notre question, la conséquence serait la suivante : en s’exprimant à travers des mots, la Parole de Dieu parviendrait à la fois à être accessible pour l’esprit des hommes, et à éviter de se mêler à la matérialité créée. Alors, au sens strict, il serait inexact de parler d’une in-carnation de la Parole de Dieu dans le cadre de l’islam, contrairement à ce que nous avons dit.

Ce n’est pourtant pas si simple. D’abord ce raisonnement est difficilement compatible avec l’importance accordée par l’islam à la langue arabe, c’est-à-dire avec l’idée que cette langue exprime mieux la Parole de Dieu que les autres. Cette idée implique en effet que tous les supports physiques ne se valent pas, pour exprimer la Parole ; et par conséquent, que celle-ci entretient avec cette langue un rapport plus étroit et plus intime qu’avec les autres. Ensuite, même si l’on passe sur cette difficulté, la nécessité d’admettre l’incarnation de la Parole demeure. Car même s’il est indifférent pour le sens de se lier à telle matière plutôt qu’à telle autre, il doit se lier à une matière. Peu importe laquelle, soit : mais il en faut une. Certes, le contenu intelligible n’est pas définitivement emprisonné en elle : quand on lit ou qu’on écoute le Coran, on libère en quelque sorte la Parole de la matière, puisqu’on retient en son esprit le sens de ce qui est dit, et que l’on détruit, pour ainsi dire, le support matériel (celui-ci s’efface, est mis de côté au fur et à mesure). Mais on ne peut le faire qu’à partir du tout que forment ici le sens et la matière, donc si le sens de la Parole s’est d’abord uni au matériel pour être accessible en lui et par lui. Cette incarnation est vouée à être provisoire, certes ; pour autant, elle en est bien une. Le sens de la Parole demeurerait inaccessible s’il n’était pas présent dans cette matière, attendant, en quelque sorte, d’en être extrait par l’intelligence des hommes.

Ensuite ― et c’est notre second point ― se présente à nouveau, de manière cruciale, le problème du lien entre la Parole de Dieu et Dieu lui-même. La manière dont on envisage ce lien, en effet, va retentir directement sur la question de savoir dans quelle mesure et jusqu’à quel point Dieu lui-même s’incarne, lorsque sa Parole s’incarne : si Dieu et sa Parole éternelle ne font qu’un, autrement dit si la Parole de Dieu est elle-même Dieu, alors on voit mal comment l’incarnation de la Parole ne serait pas l’incarnation de Dieu ; inversement, si l’incarnation de la Parole éternelle n’est pas du tout une incarnation de Dieu lui-même, c’est que la Parole de Dieu n’est pas elle-même Dieu.
Toute idée d’une incarnation de Dieu lui-même est évidemment exclue pour l’islam. Celui-ci reste fermement fixé sur l’idée qu’il y aurait là une insupportable impureté, une perte de la transcendance de Dieu ; Dieu doit absolument rester au-delà, sans aucun contact. En même temps pourtant on admet qu’il se révèle, se fait connaître à l’homme. Comment se révéler sans entrer en contact ? Comment entrer en relation tout en restant absolument séparé ? C’est la difficulté. La parole semble, en raison de sa nature particulière, fournir une solution. En s’adressant aux hommes par l’intermédiaire d’un discours, Dieu réussirait à entrer en relation avec eux, sans pour autant se souiller en entrant chez eux, sans se compromettre dans l’impure matérialité du monde. Le discours permettrait la relation sans abolir la transcendance. En effet, quand on parle à quelqu’un, on entre incontestablement en relation avec celui-ci ; mais en même temps il n’y a aucun contact direct, immédiat : les deux êtres ne se touchent point, ne se mélangent pas, et cela parce que la parole que l’on profère est autre chose que soi-même. Il y a d’une part ce que je dis, et d’autre part ce que je suis. Ce que je dis pénètre bien en celui à qui je parle, mais ce que je suis reste absolument à distance. En outre, ce sont seulement mes idées qui s’incarnent en sons ou en traits, courbes, etc., et non pas moi-même.
Mais là précisément est le problème : il y a distance absolue entre celui qui parle et celui qui écoute, d’une part, et entre celui qui parle et la matière sensible, d’autre part, si il y a une distance absolue entre celui qui parle et ce qu’il dit. C’est seulement cette distance qui permet à celui qui parle de rester sans contact à la fois avec son auditeur, et avec la réalité matérielle en laquelle s’incarne son langage. Si Dieu reste exempt de contact avec l’homme et avec la matière créée tout en lui parlant, cela signifie alors qu’il est exempt de contact avec sa Parole, puisque celle-ci, pour sa part, entre nécessairement en contact avec les deux. Autrement dit, impossible d’échapper à ce raisonnement : la Parole de Dieu doit de tout nécessité s’incarner pour atteindre les hommes ; pour que Dieu lui-même ne s’incarne pas, il faut donc que la Parole qui s’incarne n’ait absolument aucun rapport avec Dieu (alors seulement elle pourra s’incarner sans que Lui-même ne s’incarne) ; et pour que la Parole n’ait aucun rapport avec Dieu, il faut qu’elle soit une simple créature.
En quoi exactement cela pose-t-il un problème (outre celui de l’associationnisme dont nous avons déjà parlé) ? En ceci que, dans ce cas, Dieu lui-même n’est pas présent dans sa Parole, sa Parole n’est pas l’expression de ce qu’il est. D’après ce point de vue, Dieu entretient avec sa Parole exactement le même rapport qu’un homme avec la sienne : un rapport d’extériorité, de complète différence, qui fait que celui qui parle dit autre chose que lui-même, que son être même ne passe pas dans sa parole. Davantage, cela signifie que dans l’islam, non seulement le rapport entretenu avec la parole, mais la parole elle-même est de même nature chez Dieu que chez l’homme. Exactement comme celle des hommes, la Parole de Dieu consiste seulement en un groupe de mots, un discours, elle est dépourvue de toute réalité substantielle propre, de toute vie et de toute subjectivité. Bref, elle est seulement quelque chose… comme l’est toute parole humaine.

Une précision importante s’impose pour finir. La réduction de la Parole de Dieu au statut de simple “quelque chose” inerte et sans subjectivité, qui explique pourquoi cette Parole ne peut pas s’incarner autrement qu’en un livre, ne poserait pas de problème fondamental, si cette Parole n’était pas identifiée à la Parole éternelle de Dieu ; autrement dit, si cette Parole divine formée de mots pouvait être conçue comme étant proférée par Dieu spécialement pour l’homme, et donc comme n’étant pas à confondre avec l’Expression absolue et éternelle de Dieu en lui-même. Par exemple, lorsque dans la Bible Dieu dit à tel homme d’aller à tel endroit, de faire telle chose, ou qu’il lui prescrit de procéder aux actes rituels de telle ou telle façon (ablutions, habillement, nutrition, etc.), il ne viendrait à l’idée d’aucun Juif ni d’aucun Chrétien de penser que de tels propos relèvent de la Parole éternelle de Dieu. Cette Parole est bien plutôt reçue comme une Parole historique de Dieu, une Parole conçue et émise tout exprès pour l’homme, en fonction de telle ou telle circonstance temporelle ; on admet alors que Dieu ait cette parole faite de mots, mais on se garde de la confondre avec la Parole que Dieu s’adresse à lui-même en son éternité. Mais la théorie islamique de la “dictée” et de la “reproduction à l’identique” rend impossible une telle distinction. Elle empêche de reconnaître à Dieu le pouvoir de parler sur deux modes foncièrement différents : d’une part, de manière absolue et éternelle, d’autre part de manière relative et temporelle. La théorie de la dictée oblige à identifier tout ce qui est dit dans le Coran avec la Parole éternelle de Dieu. Deux conséquences en résultent :

D’abord, comme dans le Coran sont présentes de nombreuses prescriptions concernant la vie la plus prosaïque de l’homme, il faudrait admettre que de tels détails font partie de ce que Dieu pense et dit de toute éternité. Mais qui peut croire un instant que Dieu, en lui-même, en son absoluité insondable et incréée, se préoccupe de la manière dont les hommes doivent manger et s’habiller, ou dont les femmes doivent se coiffer ?

Ensuite et surtout, cela oblige à affirmer que Dieu ne peut avoir qu’une Parole exprimable en mots, c’est-à-dire une Parole dont le contenu est seulement quelque chose, un ensemble d’idées, de volontés, etc., comme c’est le cas chez l’homme.

Résumons-nous : il est clair que la Parole éternelle de Dieu, dès lors qu’elle se rend présente à l’homme et pénètre dans le monde de celui-ci, s’incarne. Il est non moins clair qu’il y a une correspondance rigoureuse entre la nature de la Parole éternelle et son mode d’incarnation. Selon l’islam la Parole de Dieu s’incarne en mots et ne peut s’incarner autrement, parce qu’elle est un contenu sans subjectivité : non pas quelqu’un mais, encore une fois, quelque chose. Un contenu qui consiste seulement en quelque chose s’incarne logiquement en des choses (mots). Et effectivement, si la Parole de Dieu n’est que cela, le discours fait de mots est la manière la plus parfaite de lui donner chair et de la faire exister dans le monde des hommes.
Mais la Parole éternelle de Dieu peut-elle vraiment être envisagée comme un tel contenu inerte et passif ? Si ce n’est pas le cas, ne faut-il pas reconsidérer complètement le mode d’incarnation qui peut lui convenir ? C’est ce qu’il faut maintenant examiner en considérant de près la conception chrétienne de l’incarnation.

Chapitre troisième

Christianisme : la Parole de Dieu, qui est Dieu, s’incarne en une personne (Jésus-Christ)

Pour comprendre la doctrine chrétienne de l’incarnation et la comparer de manière raisonnée avec celle de l’islam, il faut bien garder à l’esprit ce point fondamental : il y a nécessairement un lien étroit entre la nature de la Parole éternelle et son mode d’incarnation. Comment et en quoi la Parole s’incarne-t-elle : c’est la Parole elle-même qui en décide, et cela non pas de façon capricieuse, aléatoire, mais en conformité avec son propre être. Parmi tous les objets et tous les êtres du monde, la Parole choisira en effet, pour s’incarner en lui, celui qui est le plus apte à l’accueillir sans la défigurer, celui en lequel elle demeurera elle-même le plus pleinement. Et cela, à vrai dire, non pas d’abord pour se préserver et rester pure en dépit de son contact avec le monde, mais bien plutôt pour que ce soit effectivement elle qui pénètre en lui, pour qu’il n’y ait rien d’elle-même qui ne soit offert aux hommes. On ne doit pas croire, en effet, que la Parole de Dieu cherche le moyen d’entrer dans le monde qui lui permettra de se commettre le moins possible avec celui-ci (comme si elle ne voulait y entrer qu’avec réticence, à regret), mais il faut croire qu’elle cherche et trouve le moyen de se donner le plus possible aux hommes : car là est précisément son but. Si donc elle doit s’incarner en ce qui la laissera intacte, ce n’est pas afin que son incarnation soit minimale, mais au contraire pour qu’elle soit maximale.

Aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que l’insertion de la Parole de Dieu dans le monde (c’est-à-dire l’incarnation) ne prenne pas la même forme dans le christianisme que dans l’islam. Aussi grande est la différence dans la façon de concevoir la nature de la Parole, aussi grande sera la différence dans la manière de reconnaître en quoi elle s’incarne. Or selon le christianisme, on l’a vu (cf. Première Partie), la Parole éternelle de Dieu est quelqu’un, un sujet. Il faut maintenant revenir sur ce point et l’approfondir encore.

Dans le monde humain, une parole reste toujours différente de son auteur, et cela d’une double façon. D’abord, ce que dit un homme est toujours différent de ce qu’il est, et cela d’autant plus que sa parole est plus parfaite. Nous admettons, en effet, que le but et le sens ultimes de toute parole est d’exprimer la vérité ; plus une parole exprime la vérité de manière juste et complète, plus cette parole est conforme à l’essence même de toute parole, et plus elle est donc parfaite. Or aucun homme n’est lui-même la vérité ; aussi, lorsqu’il dit la vérité, l’homme dit autre chose que lui-même, ce n’est pas lui-même qu’il exprime. Comme on le sait, une condition essentielle de l’expression de la vérité, pour l’homme, est que celui qui parle prenne soin de ne rien faire intervenir de personnel, lorsqu’il parle ; il doit être lui-même absent de son discours, s’effacer ; son discours, pour être vrai, doit être impersonnel et anonyme. Et inversement, plus un homme laisse son discours être influencé par sa propre personne, plus sa parole reflète ses goûts, habitudes et intérêts personnels, plus ce discours et cette parole seront partiels, tendancieux, et moins ils sont vrais. Il n’y a donc bien de discours vrai, pour l’homme, que si ce qui est dit n’a rien à voir avec celui qui parle. Ensuite, la parole humaine est toujours distincte de son auteur en ce sens également, que cette parole n’est pas sujet d’elle-même, pas auteur d’elle-même, pas consciente d’elle-même : elle n’est pas elle-même une personne, seul celui qui parle en est une. Ainsi le vrai que dit l’homme n’est pas un je, ce n’est pas lui-même qui se dit, mais il est seulement dit. On voit clairement en cela le caractère passif et inerte de toute parole humaine, son appartenance à la catégorie du quelque chose plutôt qu’à celle du quelqu’un. Le plus magnifique des discours n’est jamais qu’un discours, et ne peut être comparé avec une personne. Sans doute, on peut avancer que lorsque l’homme dit le vrai, c’est en fait le vrai qui se dit à travers lui, lui-même n’étant que le medium emprunté par le vrai pour s’exprimer ; sans doute aussi, l’on peut soutenir que le discours vrai est animé d’une certaine vie intérieure, d’un mouvement propre, dans la mesure où tous ses éléments sont liés organiquement entre eux, et s’engendrent les uns les autres. Mais il faut ici faire la part de l’image et de la stricte réalité : jamais un discours humain, si parfaitement agencé soit-il, ne peut être considéré stricto sensu comme un sujet vivant et conscient de soi.

Chez l’homme donc, ce qui est dit diffère nécessairement de celui qui parle, tout spécialement quand c’est le vrai qui est dit, et il en diffère d’une part quant au contenu (celui qui parle n’est pas lui-même le vrai), et d’autre part quant à la subjectivité (le vrai n’est pas lui-même celui qui parle). Or en va-t-il de même lorsqu’il s’agit de Dieu et de sa Parole ? Nullement, comme nous l’avons déjà laissé entendre et comme nous allons maintenant le confirmer.

Chacun le sent intuitivement : la Parole éternelle de Dieu ne saurait avoir d’autre contenu que Dieu lui-même. La vérité absolue que Dieu exprime en sa Parole ne peut être extérieure à lui, autre que lui : si tel était le cas, Dieu ne serait point l’absolu, mais simplement un dieu à la manière du paganisme.
Paradoxalement, c’est un philosophe “païen” qui nous aide le mieux à le comprendre. Très instructive, en effet, est la pensée d’Aristote à propos de l’être absolu comme pur esprit, pure Intelligence. Le grand philosophe grec propose un raisonnement d’une clarté et d’une solidité difficilement contestables, qui nous intéresse ici grandement : seule est absolue, séparée, autosuffisante, l’Intelligence absolument en acte (c’est-à-dire se réalisant effectivement en sa totalité, n’ayant rien qui demeure ineffectif, “en puissance”) ; or cette Intelligence ou Pensée, sauf à être absolument vide, pense nécessairement quelque chose, elle a un contenu ; mais que pense donc la Pensée absolument en acte ? Elle-même, répond Aristote : la Pensée est à concevoir en sa plénitude comme Pensée de la Pensée. Précisément, elle n’est absolue, que dans la mesure où elle ne s’applique pas à un objet autre qu’elle-même et extérieur à elle, mais constitue elle-même la matière sur laquelle elle s’exerce, et est pour elle-même son propre contenu.
Retranscrit en termes de théologie révélée, ce raisonnement peut s’énoncer ainsi : en son éternité même Dieu parle ; et s’il parle, c’est qu’il a “quelque chose à dire” : sa Parole a un contenu. Or ce contenu ne peut être que le plus vrai, le plus beau, le plus parfait : en un mot, ce qui est le plus digne d’être objet d’attention, de pensée et de discours. La parole ne sera Parole absolue et éternelle que si, d’une part, son sujet (celui qui la profère, qui en est la source) est l’absolu, et si d’autre part son objet (ce qu’elle dit, exprime) est lui aussi absolu. Or c’est Dieu lui-même qui est précisément cela. C’est Dieu lui-même qui constitue l’objet de pensée et de discours le plus parfait et le plus digne. Du reste, encore une fois, si la parole éternelle de Dieu est la parole suprême, la parole par excellence, parfaitement accomplie et indépassable, l’on comprend bien que cela doit tenir, certes, à la nature de sa source (Dieu), mais aussi à la nature de ce qu’elle dit (son contenu ou objet propre). Ce n’est pas n’importe quel objet, n’importe quel contenu qui peut constituer la matière de la Parole que l’absolu s’adresse éternellement à lui-même20 ! Si en son éternité Dieu est au suprême degré vivant et actif (“en acte”), et si son activité consiste à la fois à exprimer, à contempler et à aimer, alors, il contemple ce qui est le plus digne d’être contemplé, c’est-à-dire lui-même ; il exprime ce qui est le plus digne d’être exprimé, c’est-à-dire lui-même ; il aime ce qui est, absolument, le plus digne d’être aimé, c’est-à-dire lui-même.

Cela signifie qu’en sa Parole éternelle, Dieu dit ce qu’il est et est ce qu’il dit. C’est pourquoi la théologie chrétienne utilise souvent, et à juste titre, la notion d’expression à propos de la Parole éternelle de Dieu : car cette notion implique l’idée d’une manifestation ou extériorisation de soi-même ; cela est évidemment à relier avec l’idée d’engendrement, étudiée plus haut (I,1), qui désigne l’acte de faire être à partir de soi un être du même genre que soi. C’est pourquoi aussi ce qui a été dit à propos de l’homme, à savoir qu’il y a différence entre celui qui parle et ce qu’il dit, cesse maintenant d’être vrai : c’est au contraire l’identité des deux qui caractérise l’auteur et le contenu de la Parole divine. C’est pourquoi enfin, tandis que la parole de l’homme n’a jamais que la consistance et la réalité d’un quelque chose (des mots, des sons et des idées…), la Parole de Dieu peut et doit être conçue comme étant quelqu’un. En effet, parce qu’elle est Expression de soi de l’absolu, la Parole de Dieu ne saurait consister en un simple discours, un ensemble inerte et passif de choses (mots, phrases, idées), qui n’aurait aucune conscience de lui-même, qui aurait en-dehors de lui la subjectivité et la vie. L’Expression de soi de l’absolu est elle-même douée de subjectivité, elle est elle-même un sujet vivant et aimant. Elle ne peut que posséder le caractère d’être spirituel et de personne présent en sa Source, car c’est précisément par là qu’elle en est l’Expression parfaite : Dieu, comme sujet de Parole, ne garde pas pour lui le principe même de la vie et de la subjectivité spirituelle, mais il la communique à son Expression. Ainsi seulement celle-ci peut rendre librement l’attention et l’amour qu’elle en a reçu, se donner elle-même à sa source en réponse au don total de soi dont elle est le fruit éternel, et nouer ainsi avec sa source la relation d’amour qui, seule, rend possible l’unité véritable (cf. I,4 et I, Conclusion).

Une manière de le comprendre est de remarquer que, si ce n’était pas le cas, cela signifierait premièrement que la Parole de Dieu est infiniment inférieure à la créature humaine21 : car cette dernière est bien, pour sa part, un sujet pensant et conscient, capable d’écoute, de réponse, d’amour, en un mot un être capable de relations spirituelles, qui vaut et signifie donc bien plus qu’un simple groupe de mots ; car un groupe de mots, si beau et si profond soit-il, est absolument incapable de tout cela (il est même, à vrai dire, incapable de quoi que ce soit par lui-même). Or comment croire que la simple créature puisse constituer un être infiniment plus réel et plus riche que l’Expression éternelle de l’absolu ? Comment penser que l’homme a la dignité d’un sujet spirituel et vivant, tandis que la Parole éternelle de Dieu aurait simplement le statut d’une chose inerte ? Deuxièmement et par conséquent, si la Parole éternelle était quelque chose et non quelqu’un, cela signifierait que les relations de Dieu avec sa Parole ne pourraient être des relations d’amour, d’échange spirituel parfait, mais seulement un rapport de personne à chose. Autrement dit, cela signifierait que la forme de relation la plus parfaite, à savoir l’union absolue dans l’amour, serait inconnue de Dieu et impossible pour lui : car il ne peut y avoir d’amour, et donc d’union, et donc d’unité véritable qu’entre des personnes. Aucune relation de personne à chose ne peut approcher en beauté, en profondeur et en réalité, d’une relation de personne à personne. Il faudrait croire, si la Parole de Dieu n’était que quelque chose, que les créatures humaines seraient capables en s’aimant d’une vie plus profonde et plus belle que celle de Dieu…

Tenons donc pour acquis que, conformément à ce qu’enseigne le christianisme, la Parole de Dieu est elle-même Dieu, elle-même une Personne. On comprend alors que cela va retentir sur le mode d’insertion de cette Parole dans le monde, c’est-à-dire sur l’incarnation.

Si la Parole éternelle de Dieu entre dans le monde de manière telle qu’elle demeure bien elle-même, et si cette Parole est bien une Personne et non une chose, alors il est clair que sa pénétration dans le monde ne peut s’effectuer sous la forme d’un discours fait de mots. Tous les éléments sont désormais rassemblés pour le comprendre. Si elle entrait dans le monde sous la forme d’un discours, la Parole éternelle serait presque complètement défigurée par un tel mode de pénétration, d’incarnation. Il y aurait une prodigieuse déperdition entre ce qu’est la Parole en elle-même et la façon dont elle apparaîtrait aux hommes : une déperdition telle, à vrai dire, qu’il faut aller jusqu’à admettre que ce ne serait pas la Parole éternelle de Dieu qui apparaîtrait ainsi. Car son coeur le plus essentiel et le plus profond, ce par quoi elle est de nature divine et non humaine, à savoir son statut de sujet vivant et actif, serait ainsi complètement laissé de côté. Alors qu’elle est la vie même, le sujet par excellence, elle apparaîtrait sous une forme qui en est, pour ainsi dire, le contraire, celle d’un ensemble inerte de choses (mots). Encore une fois, on peut insister tant que l’on veut sur la beauté d’un discours, sa profondeur, sa perfection comme discours, il demeurera toujours et nécessairement un abîme entre cela et un sujet spirituel, une personne douée de volonté et de connaissance. C’est se méprendre complètement que de penser que l’on va authentifier un discours comme étant bien la Parole éternelle de Dieu, en montrant que le discours en question est insurpassable comme discours. Cela revient à croire que la Parole éternelle de Dieu ne peut s’incarner qu’en prenant la première place dans l’ordre du discours, alors qu’en vérité elle doit s’incarner en une réalité d’un autre ordre que le discours, celui-ci étant insuffisant et inadéquat par nature. En d’autres termes, cela revient à dégrader la Parole au lieu de lui rendre hommage. On ne l’honore pas et on ne la voit pas comme elle demande à être vue, en l’installant au sommet de l’ordre des choses : car la mettre au sommet de celui-ci, c’est encore l’enfermer en lui. Si elle est à envisager comme une Personne, alors la Parole éternelle ne s’incarnera pas sous la forme du meilleur des discours, mais sous la forme de ce qui est meilleur que tout discours. La Parole de Dieu ne s’incarne pas sous la forme de la plus belle des choses, mais sous une forme qui dépasse infiniment celle de toute chose.

Il n’y aura de vraie pénétration de la Parole éternelle dans le monde, que si cette pénétration s’effectue de façon à ce que la Parole conserve pleinement, et rende manifeste au monde, son statut de Personne vivante et de sujet. C’est elle-même qu’elle manifeste, c’est elle-même qui entre dans le monde. C’est donc comme sujet et comme personne qu’elle y entre, c’est en un sujet et en une personne qu’elle s’incarne : autrement dit en un homme, non en des traits, des points, des courbes ou des sons. C’est en se faisant homme que la Parole éternelle de Dieu entre vraiment et pleinement dans le monde, et cela en un double sens, conforme à la double condition de l’incarnation véritable, dégagée précédemment (cf. supra, II, 1).

D’une part en effet, c’est en entrant dans le monde comme une personne humaine que la Parole y entre toute, sans déperdition ni réserve, ni médiation d’un substitut : elle y entre “en personne”, au sens où cette expression signifie en français que c’est de l’être lui-même qu’il s’agit, et non pas seulement de son phénomène ou de sa manifestation (vocale par exemple) ou de sa représentation (un porte-parole). En elle-même personne (divine), la Parole éternelle de Dieu entre “en personne” dans le monde des hommes comme une personne (humaine). D’autre part, c’est en entrant dans le monde comme une personne humaine que la Parole éternelle de Dieu y entre pleinement, y habite vraiment : car être un homme est la plénitude de l’être-dans-le-monde ; rien n’est aussi pleinement dans le monde qu’une personne humaine. Les choses, pour leur part, sont bien “dans” le monde elles aussi, en ce sens qu’elles sont situées en lui spatialement ; mais elles y sont sans le savoir, sans aucun recul par rapport à ce en quoi elles sont, et sans aucune possibilité de le voir comme tel ni d’agir sur lui. Les choses sont seulement posées dans le monde, elles ne l’habitent pas. Mais un homme, sujet actif de pensée, de parole et d’action, chair vivante, est source de regard et d’action sur le monde comme tel. Il est infiniment plus présent au monde, en le pensant et en le transformant, que ne l’est aucune des choses du monde.

La Parole n’entre “en personne” dans le monde, et n’entre vraiment en lui que si elle y entre comme une personne : comme un homme. Cela, en dépit des développements qui précèdent, soulève évidemment une multitude de questions et appelle une infinité de prolongements. Cela ouvre en particulier la question de savoir comment identifier quel homme est celui en qui la Parole éternelle s’incarne : Jésus-Christ, comme le croient tous les chrétiens ? Pourquoi lui et non un autre ? Mais nous laisserons cette question de côté pour l’heure ; nous nous en tenons ici au principe général selon lequel il n’est pas du tout absurde, mais au contraire parfaitement logique, que ce soit en un homme et non en un groupe de mots que la Parole éternelle s’incarne, dès lors que cette Parole est par nature une Personne. Nous tenterons seulement, dans la suite de notre propos, de clarifier encore plus ce point capital, de notre mieux : d’abord, en précisant pourquoi le christianisme n’est pas une “religion du livre”, et pourquoi le livre a dans le christianisme une importance réelle mais subordonnée (chapitre quatrième) ; ensuite et enfin, en nous penchant sur la question de savoir qui, de l’islam ou du christianisme, respecte le plus profondément la grandeur de Dieu, et qui, par sa conception de l’incarnation, tombe dans l’anthropomorphisme (chapitre cinquième).

Chapitre quatrième

Le christianisme n’est pas une “religion du livre”

Qu’est-ce qu’une “religion du livre” ? A l’évidence, il s’agit d’une religion en laquelle il est affirmé et cru que c’est dans un livre que se trouve consignée la parole de Dieu adressée aux hommes. Plus précisément, cette appellation s’applique aux religions en lesquelles on considère que le livre est la forme unique, ou du moins la forme la plus parfaite, sous laquelle la parole de Dieu est adressée aux hommes (laissons de côté, ici, la question de savoir dans quelle mesure le monde créé lui-même peut être considéré comme une sorte de “livre” immédiat).

Tel est le cas du judaïsme et de l’islam : selon ces deux religions, la parole de Dieu consiste uniquement ou du moins par excellence en un discours, fait de mots et de phrases, qui fut adressée par Dieu à un certain nombre de prophètes (oralement presque toujours, mais aussi par écrit dans le cas des Tables de la Loi données à Moïse) puis consigné par écrit, par ces mêmes prophètes ou par d’autres hommes. Aussi est-ce un livre qui, dans chacune de ces religions, constitue la référence ultime : non pas, certes, en ce sens que ce livre serait lui-même l’objet du culte et de l’adoration des fidèles, mais en ce sens que la foi consiste de fond en comble à croire vrai ce qui y est écrit.

Or il en va différemment dans le christianisme. Répétons-le : selon cette religion, la parole de Dieu a certes été adressée aux hommes sous la forme de discours, mais cette forme n’y est pas considérée comme la seule, ni surtout comme la plus haute et la plus parfaite. Le coeur même du christianisme consiste justement à croire que la parole de Dieu, après s’être fait discours, s’est faite homme ; que la matérialité qu’elle s’est donnée pour entrer dans le monde n’est pas seulement celle des mots (parlés ou écrits), mais aussi celle d’un corps d’homme vivant. Plus précisément, cette seconde forme revêtue par la parole de Dieu est considérée, dans le christianisme, comme dépassant, achevant et accomplissant la première, et donc comme étant incomparablement plus parfaite et plus complète que celle-ci. Aussi, pour un chrétien, la référence ultime n’est pas quelque chose d’écrit, puisqu’à ses yeux ce n’est pas sous la forme d’un discours que la parole de Dieu a été adressée aux hommes de la façon la plus véritable et la plus accomplie. La Parole de Dieu existe avant tout comme un homme, cet homme est appelé Christ : le christianisme a pour centre et pour cœur la croyance dans la réalité de cette forme d’incarnation. Si donc le christianisme est religion « de » quelque chose, il ne peut être que la religion du Christ. Et le Christ n’est pas un livre.

Bien sûr, la vie du Christ et l’affirmation de sa divinité (c’est-à-dire l’affirmation du fait que le Christ est lui-même le Verbe de Dieu) sont elles-mêmes exposées dans un livre : le Nouveau Testament ; telle est du moins la foi des chrétiens. Mais il ne faut pas s’y tromper : cela n’autorise en aucune façon à ranger le christianisme sous la catégorie “religion du livre”. En effet, si ce qui précède est bien compris, il devient clair que le Nouveau Testament est le livre qui dit que ce n’est pas dans un livre que la parole de Dieu est pleinement exprimée. C’est le livre qui dit qu’il ne faut pas s’arrêter au livre, et qui indique un au-delà du livre comme véritable mode d’expression de la parole de Dieu. Ou encore : le Nouveau Testament est la parole qui dit avec des mots que ce n’est pas avec des mots que la parole de Dieu s’exprime et existe en plénitude. En ce sens, ce livre possède un statut vraiment singulier, unique. Il n’est pas excessif de le considérer comme le dernier de tous les livres, puisque son contenu le plus profond consiste précisément à nier qu’un livre puisse être la forme vraiment adéquate de l’expression de la Parole de Dieu (et c’est pourquoi, quand l’islam opère un retour à l’idée que le discours est le mode indépassable d’expression de la parole de Dieu – qui plus est, en durcissant à l’extrême ce point de vue avec la doctrine de la “dictée” divine –, un chrétien ne peut y voir autre chose qu’une prodigieuse régression et une totale incompréhension de ce que dit le Nouveau Testament ).

Ainsi le chrétien, lui aussi, est tenu de croire ce qui est écrit dans un livre. Mais comme ce livre lui dit justement que ce n’est pas sous la forme d’un livre que s’exprime pleinement la parole de Dieu (mais sous celle d’un homme), alors, précisément parce qu’il croit que ce livre dit vrai, il refuse de voir en lui le fondement ultime de sa foi. Ce n’est pas contradictoire, mais profondément logique : si le chrétien considérait le Nouveau Testament comme l’expression par excellence de la parole de Dieu, il montrerait justement par là qu’il n’a pas compris ce que ce livre lui dit ! Inversement, c’est pour respecter le contenu de ce livre que le chrétien considère ce livre comme étant une forme importante, mais secondaire et subalterne, de l’expression de la parole de Dieu. Bref : s’attacher exclusivement à ce livre, c’est le trahir ; relativiser son importance, c’est le respecter.

On aura donc compris que le rapport entretenu par le chrétien avec “son” livre est très différent du rapport que le musulman entretient avec le sien. Pour le chrétien, le livre n’est qu’un support, un point d’appui pour s’élancer vers ce qui accomplit à la perfection tout livre possible, mais n’en est pas un : la personne de Jésus-Christ.

Non, décidément, le christianisme n’est pas une “religion du livre”22 ! Et quiconque penserait qu’il en est une montrerait, par là même, qu’il n’a à peu près rien compris au christianisme (cela dit indépendamment de la question de l’adhésion à la foi chrétienne).

Chapitre cinquième

La Parole : un groupe de mots ou un homme

Dans l’islam, on considère comme scandaleuse et blasphématoire l’affirmation que la Parole éternelle de Dieu ait pu s’incarner en un homme ; par contre, que cette Parole ait pu s’incarner en de vulgaires traits, points et courbes, ou en de simples vibrations sonores, on ne trouve en cela rien de choquant. On pense donc que la grandeur de Dieu est beaucoup plus respectée et honorée dans le second cas que dans le premier. Et pourtant… tout musulman sera sans doute disposé à admettre, d’une part que plus un réceptacle est noble et profond, plus il est digne et capable d’abriter quelque chose de profond et de noble ; et d’autre part, qu’une personne humaine l’emporte infiniment en noblesse, en richesse et en profondeur sur des traits et des sons, quels qu’ils soient.

Comment ne pas être sensible à cette contradiction ? Pourquoi refuser que la Parole de Dieu s’incarne dans la créature la plus spirituelle, et qui ressemble donc le plus à Dieu (un homme), et accepter sans difficulté qu’elle s’incarne dans une créature totalement dépourvue de dimension spirituelle, et qui par conséquent ressemble à Dieu aussi peu que possible (encre et papier, sons) ?

D’abord, sans doute, en raison d’un contresens sur lequel nous sommes maintenant en mesure de faire la lumière : on croit que l’identification de la Parole de Dieu avec un homme constitue un anthropomorphisme, c’est-à-dire une faute consistant à attribuer au divin des traits et des caractères purement humains. On pense du même coup que, par cette identification de la Parole de Dieu avec un homme, on nie la transcendance de Dieu, sa différence infinie avec la créature. Or en vérité, c’est le contraire qui est vrai ; et il n’est pas malaisé de le montrer.

Que la parole de quelqu’un soit elle-même quelqu’un, c’est-à-dire un être vivant et pensant, que cette parole soit non seulement parlée mais parlante, non seulement chose dite mais sujet qui se dit, c’est là justement ce qui est absolument au-delà de toute possibilité humaine. Nous l’avons déjà fait remarquer : la parole humaine n’est jamais et ne peut jamais être une personne, engendrée par celui qui la prononce. En donnant à sa Parole la forme d’une personne humaine, Dieu réalise donc quelque chose qui dépasse de façon infinie et absolue ce que l’homme peut faire. C’est précisément en se faisant homme que la Parole de Dieu se montre comme n’étant pas humaine, mais divine. Le contresens est de croire que, si la Parole est un homme, c’est qu’elle est humaine – alors que justement aucune parole humaine ne peut être un homme! Ainsi par cette incarnation la différence infinie entre Dieu et l’homme n’est nullement gommée, encore moins niée et annulée, mais au contraire manifestée de la façon la plus nette et la plus incontestable.

Inversement, c’est en refusant cette incarnation et en la remplaçant par une incarnation en des mots que l’on abolit cette différence infinie. Car proférer une parole existant seulement sous la forme de phrases, cela est à la portée de n’importe quel homme. Affirmer que Dieu ne peut parler à l’homme qu’en produisant des mots, en dictant un livre, c’est affirmer que Dieu ne peut parler que comme un homme, de façon humaine. Encore une fois la beauté (réelle ou supposée) du livre en question n’y fait rien : dans le meilleur des cas, Dieu sera seulement un orateur ou un écrivain meilleur que les orateurs ou écrivains humains. Mais c’est une différence seulement relative qui sera ainsi manifestée entre Dieu et les hommes.

Il faut donc inverser la position à laquelle conduit un regard superficiel : c’est la doctrine qui affirme que la Parole de Dieu s’est faite homme qui est au plus loin de tout anthropomorphisme, car c’est elle qui envisage la Parole de Dieu comme étant d’une tout autre nature que celle de l’homme. Et c’est la doctrine affirmant que la Parole de Dieu s’est faite discours qui reste fondamentalement anthropomorphique, car elle n’envisage pour Dieu qu’une parole de même nature que la parole humaine.

Mais ce que l’islam rejette absolument, c’est moins l’identification de la Parole de Dieu avec un homme, que l’identification qui va de pair avec celle-ci selon le christianisme : celle de Dieu lui-même avec un homme. On voit ici encore, et c’est naturel, que la question de la nature de la Parole interfère profondément avec celle de l’incarnation. Aux yeux du musulman, le fond du problème est que, si la Parole s’incarne en un homme, et si la Parole est elle-même Dieu, alors cela implique que Dieu lui-même s’incarne en un homme. C’est là qu’interviendrait dans sa plénitude (et dans toute son horreur) l’anthropomorphisme, la négation de la distance infinie séparant Dieu de l’homme. C’est cela qui serait absolument inacceptable : car Dieu ne peut pas s’abaisser jusqu’à ne faire qu’un avec une de ses créatures ; un abîme infranchissable doit nécessairement exister entre les deux.

De nombreux problèmes se trouvent mis en jeu par cette position. L’un des plus cruciaux nous est déjà connu, au moins en partie ; le musulman peut, certes, faire valoir que même s’il est contraint de reconnaître que la Parole de Dieu s’incarne, il préserve cependant intégralement la transcendance de Dieu, puisque selon lui l’incarnation de la Parole de Dieu n’est pas pour autant l’incarnation de Dieu lui-même : ce n’est pas Dieu mais “seulement” sa Parole qui s’est inscrite dans le créé, s’est unie au créé. Mais nous connaissons la contrepartie de cette position : elle repose tout entière sur une conception de la Parole comme n’étant pas elle-même Dieu, tout en n’étant cependant pas une créature, ce qui constitue une affirmation intenable, et va de pair avec une conception erronée de l’unité de Dieu. Un autre problème posé par le refus de l’incarnation de Dieu lui-même, facilement visible, est que ce refus implique l’affirmation que Dieu ne peut pas s’incarner ; il y aurait donc quelque chose d’impossible pour Dieu… Sans doute, il y a ici l’idée que, si Dieu ne peut pas s’incarner, ce n’est pas vraiment en ce sens qu’il en est incapable par manque de puissance, mais plutôt en ce sens que l’incarnation de Dieu constituerait une humiliation, un abaissement de Dieu par lui-même, et donc une négation de sa transcendance. C’est sur cette dernière idée que nous nous attarderons pour finir.

En se faisant homme, Dieu s’abaisserait lui-même et s’humilierait lui-même : c’est incontestablement vrai. Ce serait une sortie hors de sa plénitude, un enfermement de l’absolu dans les limites du fini et du créé. Mais si, inversement, cette possibilité lui est refusée, cela ne revient-il pas à imposer à Dieu un autre enfermement ? S’il doit demeurer en lui-même, ne jamais sortir de lui-même, Dieu est alors enfermé en lui-même. Sans doute dira-t-on que cet “enfermement” est plénitude absolue, autosuffisance, infinie jouissance de soi-même, et qu’en ce sens ce n’est pas vraiment une limite. Pourtant, on doit remarquer qu’une telle représentation de Dieu correspond à l’idée que nous pouvons nous en faire, au moyen de notre réflexion humaine ; l’idée d’un Dieu qui ne peut que rester absolument au-delà de nous : cette idée elle-même ne nous dépasse pas, elle est même exactement conforme à notre vision humaine de la transcendance ; elle cadre parfaitement avec notre logique et elle satisfait notre esprit. Rappelons-nous que ce Dieu est justement celui qu’a conçu Aristote de façon purement humaine : un Dieu se complaisant en lui-même, jouissant de soi-même et ne pouvant pas faire autre chose, ne pouvant pas se détourner de lui-même pour se soucier d’autre chose que lui. Voilà ce que nous dit la raison humaine. Mais que Dieu se tourne vers ce qui n’est pas lui, et qu’il aime sa créature d’un amour infini et qu’il s’abaisse jusqu’à s’unir à elle : cela nous dépasse vraiment et absolument, cela est vraiment au-delà de notre pouvoir de compréhension.

Quel est donc le Dieu qui est le plus transcendant par rapport à nous : celui qui est et qui agit d’une façon qui correspond à notre pouvoir de compréhension, et à notre capacité d’aimer ? Ou celui qui se présente à nous comme autre que ce que nous pouvons comprendre et imaginer, comme capable d’un amour qui va infiniment au-delà de ce qui nous semble possible et raisonnable ? La réponse paraît s’imposer : quand Dieu s’abaisse jusqu’à nous par amour pour nous, alors il fait quelque chose d’inouï, d’inconcevable ; alors il déjoue complètement la représentation que nous pouvons nous faire de lui par nous-même (celle d’Aristote, tout particulièrement). Un Dieu capable de faire cela nous dépasse infiniment plus qu’un Dieu qui en est incapable. Et c’est précisément par son renoncement à nous dépasser qu’il nous dépasse ; ou, pour le dire ainsi : c’est en se montrant capable de dépasser son dépassement à notre égard, qu’il nous dépasse absolument. En revanche, un Dieu qui demeure absolument en son au-delà, qui nous dépasse d’un dépassement pour Lui-même indépassable, ce Dieu nous dépasse d’une façon qui ne nous dépasse pas, en ce sens que cette façon-là de dépasser est tout à fait conforme à notre idée humaine du dépassement23 .

Ainsi, tout bien considéré, le Dieu qui s’incarne en un homme ne perd pas sa transcendance. Au contraire il la manifeste d’une manière vraiment inouïe, puisqu’en s’incarnant il fait ce qui transgresse le pouvoir d’action et de conception de l’homme : c’est un surcroît de transcendance, une prise de distance infinie par rapport à l’humain. Et certes, c’est précisément en abolissant la distance entre lui et nous qu’il manifeste toute la distance qu’il y a entre lui et nous. Ici encore il ne faut pas tomber dans le contresens qui consiste à croire que, si Dieu se fait homme, en faisant cela il agit humainement : c’est le contraire qui est vrai. Rien n’est plus surhumain que l’attitude consistant à se faire homme alors qu’on est Dieu. Rien de plus typiquement humain, inversement, que de demeurer enclos en la jouissance absolue de soi lorsqu’on le peut.

Une remarque finale mérite enfin d’être proposée. L’acte de l’incarnation ne se situe-t-il pas dans le prolongement de l’acte initial, par lequel Dieu s’est tourné vers nous en nous parlant ? En nous adressant la parole, Dieu n’a-t-il pas déjà fait quelque chose d’inconcevable pour notre intelligence humaine ? En effet, ce faisant il est sorti de l’attitude d’autarcie absolue, en laquelle nous sommes irrésistiblement enclins à voir la marque de la divinité. Déjà par ce geste il a commencé d’abolir la séparation absolue entre lui et nous, et précisément par là il a commencé de se séparer de l’idée que nous nous faisions de Lui. Or l’islam admet la réalité de ce geste ; l’islam reconnaît que Dieu nous parle. En un sens, c’est déjà trop. Ou bien Dieu ne doit absolument pas se lier ou se relier à nous, et alors il ne doit pas même nous adresser la parole (c’est justement le cas chez Aristote, encore une fois). Ou bien Dieu peut aller au-delà de lui-même et venir au-devant de nous en nous parlant, et alors on ne voit pas au nom de quoi lui interdire de s’approcher de nous encore davantage. D’autant plus, on l’a compris, que plus il s’approche de nous, plus il se montre comme infiniment différent de nous.

Conclusion générale

Ce qui a été mis au premier plan dans cette étude, comme on l’a vu, c’est la question de la nature de la Parole éternelle de Dieu. Il nous semble en effet que c’est ce point, au fond, qui conditionne les décisions théologiques différenciant l’islam et le christianisme. Car de lui dépend :

D’une part, la conception de l’unité de Dieu : unité absolument immédiate et excluant toute différenciation intérieure, comme l’affirme l’islam ? ou unité comme unification absolue de Personnes ne faisant qu’un dans l’amour infini, comme le professe le christianisme ? (Première Partie)

D’autre part, la conception de la manière dont la Parole entre et demeure dans le monde : sous forme d’un texte plus parfait que tout autre texte, comme le pense l’islam ? ou sous la forme de ce qui est plus parfait que tout texte quel qu’il soit, c’est-à-dire d’une personne, comme le dit le christianisme ? (Seconde Partie)

Selon que la Parole éternelle de Dieu est vue comme ayant la nature d’une chose ou la nature d’une personne, selon qu’elle est vue comme étant elle-même Dieu ou comme ne l’étant pas, aussi bien Dieu en lui-même que Dieu dans son rapport avec le monde seront vus de manière fondamentalement différente. Et il nous paraît que tous les autres points sur lesquels islam et christianisme divergent, et dont nous n’avons pas parlé ici (en particulier, des questions comme celles de la rédemption, de l’eucharistie, de l’Eglise…) – ces points, pensons-nous, dépendent eux-mêmes de cette question et ne peuvent être élucidés qu’à la lumière de celle-ci. Pour n’en évoquer très rapidement qu’un seul, remarquons seulement quelle différence cela entraîne à propos de l’amour, et plus précisément de l’amour de Dieu pour les hommes24 : si on admet que l’ampleur et la profondeur de cet amour doivent se mesurer à l’ampleur et à la profondeur de ce que Dieu donne aux hommes, alors il nous semble qu’un gouffre existe entre l’islam et le christianisme : car dans ce dernier, et en lui seul, Dieu n’offre à l’homme rien de moins que Lui-même : autrement dit, le maximum absolu du don, le don auquel aucun autre ne peut seulement être comparé. Dieu, selon le christianisme, se donne en effet Lui-même à l’homme, d’abord au travers de l’incarnation en un homme d’une Parole qui est elle-même Personne divine.

Sur ce point comme sur les autres, nous conclurons donc en disant que l’islam demeure très loin en retrait, par rapport au christianisme. Sa conception d’une unité divine purement immédiate est infiniment moins profonde, et osons le dire, moins vraie que la conception trinitaire chrétienne : le Dieu de l’islam est infiniment moins un que le Dieu du christianisme. De même sa conception de l’incarnation de la Parole éternelle est aussi inférieure à la conception chrétienne qu’un texte est inférieur à une personne.

Gildas Richard

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  1. Chez Aristote en effet, l’absolu semble être envisagé comme un sujet (il est au plus haut point doué de vie et d’intelligence, dit ce penseur), mais il ne peut ni ne doit s’intéresser à autre chose que lui-même, sous peine de déchoir de son absoluité ; il serait insensé qu’il se souciât des hommes, ces êtres infiniment inférieurs et infiniment moins dignes d’intérêt que lui-même, et plus insensé encore qu’il entreprît d’entrer en relation avec eux de son propre chef. Cf. Métaphysique, L, 7 et 9. []
  2. Le Coran se présente comme reproduisant à l’identique la « Mère du livre », ou la « Table gardée », c’est-à-dire la parole éternelle de Dieu. Cf. III, 7 ; XIII, 39 ; surtout XLIII, 4 ; LXXXV, 22. []
  3. Cf. LXXXV, 22. []
  4. L’être vivant n’est certes pas une pure et simple « copie » de son géniteur, ne serait-ce que parce que, dans la reproduction sexuée en tout cas, il y a deux géniteurs (et non pas un), qui apportent chacun une partie de leurs patrimoines biologiques respectifs ; le terme de « reproduction » ne serait pleinement valable que dans le cas du clonage ! Toutefois, il est juste de dire que dans chaque vivant sont reproduites les caractéristiques essentielles du genre auquel il appartient (sauf accident ou mutation génétiques). Précisons aussi qu’il est question ici de reproduction de l’être vivant comme tel, non de la procréation de l’être humain. []
  5. Rappelons en effet qu’il s’agit, dans cette partie de notre propos, des rapports entre Dieu et sa parole éternelle. []
  6. Saint Augustin : “Omnis enim substantia quae Deus non est creatura est ; et quae creatura non est, Deus est” (En effet toute substance qui n’est pas Dieu est une créature ; et celle qui n’est pas une créature est Dieu), De Trinitate, I, 6, 9. []
  7. Reste par ailleurs la question de savoir comment envisager le mode d’être précis de la Parole (est-elle une “entité” ? Si oui, en tant que substance sans subjectivité, ou en tant que personne ?), et la question de savoir comment est préservée l’absolue unité de Dieu. Sur ces points des éléments de réflexion ont déjà été proposés dans les chapitres qui précèdent, ou vont l’être dans ceux qui suivent, dans cette Première Partie. On y reviendra encore dans le cadre de la Seconde Partie, à propos de la question de l’Incarnation. []
  8. Cf. C. Bruaire : “Si Dieu peut se manifester aux hommes, révéler son être, il est évident qu’il doit avoir quelque chose à dire. Le priver, en considérant l’Absolu, de toute nature ou “divinité”, c’est donc lui retirer la liberté de parole. Si l’indétermination est conclue (= si l’on conclut que Dieu n’est pas déterminé, c’est-à-dire différencié en et par lui-même), ce n’est pas seulement le langage de l’homme sur et à Dieu qui est interdit, mais aussi tout langage de Dieu. Il y a donc un argument simple qui conclut du possible au nécessaire, de la possibilité de la parole divine à la nécessité de la détermination de Dieu.” L’affirmation de Dieu, essai sur la logique de l’existence, Paris, Seuil, 1964, p.241. []
  9. Cf. Plotin, Ennéades, V, 3, 17-25. []
  10. Ennéades, VI, 7, 38. []
  11. Cf. E. Gilson : “il reste du néoplatonisme même chez Averroës”, La philosophie au Moyen-Age, Paris, Payot et Rivages, 19992, p. 361. Cf. aussi p.345 etc. []
  12. Tout en étant incompatible avec le christianisme en raison de son affirmation d’un Dieu tourné exclusivement vers Lui-même, la pensée d’Aristote s’accorde cependant avec le christianisme sur ce point capital : Dieu y est conçu comme animé de relations internes. []
  13. Sur cette question, voir aussi Dominique Folscheid, Les grandes dates de la philosophie antique et médiévale, Paris, PUF, coll. “Que sais-Je?”, 1996, pp.105-107. []
  14. C’est sans doute ce que n’a pas vu Aristote, en sa conception d’un dieu se désirant lui-même et jouissant de lui-même. Cf. Métaphysique, L, 7 et 9. []
  15. Cf. F. Varillon : ” Un amour vrai – caritas uera (Richard de Saint-Victor, De Trinitate, I, III) – implique une pluralité de personnes. Une personne unique ne peut que se complaire en soi. La complaisance en soi n’est pas amour vrai, car elle n’est ni accueil ni don. L’accueil et le don, attitudes essentielles à l’amour, supposent l’altérité. Porté à son degré suprême d’intensité – rien en Dieu ne saurait sans contradiction être fini – l’amour (caritas summa) exige l’égalité des personnes. En effet, pour qu’une personne soit souverainement aimée, il faut qu’elle soit souverainement aimante.(…) La perfection de l’amour veut que l’aimant soit infiniment aimé et l’aimé infiniment aimant, de telle sorte que l’un et l’autre soient infiniment aimables” (Eléments de doctrine chrétienne, tome premier, Paris, éditions de l’Epi, 1961, p.207). []
  16. F. Varillon : ” Le Saint-Esprit est l’Amour même. Non pas l’acte d’aimer – l’Acte d’aimer est la nature divine – mais le lien vivant, la relation interpersonnelle entre les Personnes situées dans le même amour. Amour du Père pour le Fils, amour du Fils pour le Père, Il “procède” de l’Un et de l’Autre, sans que de Lui rien ne procède – l'”onde infinie d’amour” est en Lui, dit Richard de Saint-Victor, non effluens sed tantum infusa. Il est pur Accueil, Don parfait. “L’amour des deux est fondu en un seul par la flamme d’un troisième amour” (Richard de Saint-Victor)” (op.cit., p.208). []
  17. Cf. Coran, IV, 171 ; XVII, 111. []
  18. Id., V, 73, 116. []
  19. Nous n’entrons pas ici dans la discussion portant sur le caractère réel ou imaginaire de cette conservation absolument fidèle (on sait que différentes versions du Coran ont existé et circulé, et que le texte ne fut fixé qu’au bout d’un certain temps). Seul nous importe le fait que l’islam attache une extrême importance à l’exactitude littérale du texte. []
  20. C’est bien pourquoi, encore une fois, l’idée islamique selon laquelle ce contenu pourrait être formé de considérations concernant la nourriture ou l’habillement de l’homme est irrecevable. Rappelons que l’on peut admettre que Dieu parle de telles choses, mais à condition de poser clairement que cette parole de Dieu n’est pas sa parole éternelle. []
  21. Nous attirons l’attention du lecteur sur le fait que nous comparons bien, ici, la Parole de Dieu et la créature humaine (et non pas la Parole de Dieu et la parole de l’homme). []
  22. Cf. Catéchisme de l’Eglise catholique, Paris, Mame-Plon “Pocket”, 1992, § 108 p.43. []
  23. Ainsi Jean-Louis Chrétien dit-il : “Loin d’abolir la transcendance divine, le don que Dieu fait de soi en s’humiliant sans mesure ne la manifeste que davantage encore, en ce qu’elle a d’insaisissable et de déconcertant pour toute pensée humaine” (Le regard de l’amour, Paris, Desclée de Brouwer, 2000, p.18). []
  24. Quant à l’amour de Dieu pour lui-même, rappelons que ce point a été abordé dans la Première Partie (chapitre quatrième). []