Le compositeur et pianiste Karol Beffa, titulaire de la chaire de création artistique au Collège de France, a invité Jérôme Ducros,autre pianiste compositeur, à prononcer une conférence. Et voilà que le scandale est arrivé. Beffa et Ducros sont les tenants de la tendance «néo» de la musique contemporaine: retour à la tonalité, à la mélodie, aux rythmes carrés.

Selon eux, la musique s’est coupée de son public, elle est devenue ésotérique. Le grand fautif: Schoenberg, qui a pulvérisé au début du XXe siècle tout ce qui faisait les fondements de la musique. Un peu comme Picasso, Braque ou Gris ont fait exploser la perspective – et à la même époque. Les fanatiques, qui ont suivi Schoenberg jusque dans les années 1960, ont achevé l’oeuvre de destruction, ont occupé un territoire désormais abandonné par les mélomanes moyens, et il convient de restaurer la «vraie musique».

Dans son intervention (visible sur le site du Collège), intitulée «L’atonalisme. Et après?», Jérôme Ducros n’a pas hésité à pilonner non seulement Schoenberg, mais aussi Boulez, Stockhausen, Kurtág. Il a montré que les oeuvres atonales étaient interchangeables, ne pouvaient être datées; il a glissé 79 fausses notes dans une page de Schoenberg, et personne ne les a entendues; il a montré un petit film où le pianiste Maurizio Pollini écrase le clavier de ses bras, et tout le monde a souri. Il a multiplié les exemples, mettant les rieurs de son côté.

Les accusations portées contre Jérôme Ducros

Inutile de préciser que certains représentants de la musique atonale se sont insurgés contre cette conférence. Dans une lettre écrite au Collège de France le 5 février 2013, Pascal Dusapin, Pascal Dusapincompositeur de musique contemporaine subventionnée par l’Etat, n’hésite pas à exhaler sa mauvaise humeur à l’égard de J. Ducros, Karol Beffa et du Collège de France lui-même en tentant de la dissimuler derrière une grandiloquence outrée. Pourtant, dans un pays dit de droit, pourquoi vouloir absolument taire l’avis de son contradicteur en l’accusant à tort de « sarcasme » et de « haine » quand la lettre susmentionnée, soit dit en passant, est loin d’en être exempte ? Pour se débarrasser d’un adversaire, rien n’est plus simple que de l’accuser … d’avoir la rage. Ce que l’on constate également sur le blogue du journaliste artistique Bruno Serrou allant jusqu’à accuser le conférencier de « révisionnisme musical » et de « traditionalisme extrémiste frisant l’intégrisme ». Visiblement, cette invitation de Ducros « arrache la gorge » de plus d’un dans l’univers de la musique contemporaine. Retournons à la source de la polémique.

Rappel sur la musique atonale

Cette musique remet en cause toute la logique de la musique tonale, refusant les distinctions hiérarchiques entre la note tonique et les autres notes, garantissant à la place l’égalité de toutes les notes entre elles. Une forme d’esprit totalitaire souffle sur cette musique, pourrait-on dire. Les tournures dissonantes et consonantes se confondent. Et l’on parle même d’ « émancipation de la dissonance ».

Cette conférence, accessible ci-dessus, ne présente pas le caractère haineux dont on l’accuse, Jérôme Ducros se contentant d’avancer ses arguments en les illustrant par des airs de musique qu’il joue souvent au piano – manifestant par ailleurs ses qualités d’interprète certaines. Un ton pince-sans-rire transparaît quelquefois. Mais jamais la colère n’anime ses propos. Voici quelques-uns des arguments-clés sur lesquels il s’appuie.
On constate un divorce entre la musique atonale et le public, à tel point que cette musique est toujours imposée dans les concours internationaux, sans quoi elle ne serait pas jouée. La cause n’est en rien liée à la peur du nouveau de la part de ce public : loin d’être rétrograde, il n’hésite pas, notamment, à se rendre dans les salles obscures pour regarder les films de l’actualité cinématographique.

Une lame de fond néo-tonale se fait jour selon lui en réaction aux apories de l’atonalisme. « Tournons-nous vers le passé, ce sera un progrès », dit-il en citant Verdi… En effet, évoluer et se tourner vers le passé ne sont pas deux attitudes incompatibles. Nous pourrions ajouter ce que prônait également André Chénier au XVIIIème siècle en matière de création poétique : « Sur des pensers nouveaux, faisons des vers antiques ». Jérôme Ducros joue alors au piano un air célèbre de Mozart en le terminant volontairement par deux fausses notes. Celles-ci constituent d’ailleurs le fil rouge de sa conférence puisqu’il poursuit aussitôt avec trois extraits de musique atonale en les multipliant encore à l’infini, à notre insu cette fois. Ainsi nous fait-il constater combien le public et même un spécialiste sans partition sous les yeux, sont incapables de les repérer dans un morceau de musique atonale. Preuve s’il en est que nos jeunes concertistes préparant des concours internationaux ne devraient pas trop s’inquiéter d’être infidèles à une telle musique : le jury sera peut-être le dernier à s’en rendre compte. « On ne peut défigurer impunément que ce qui n’a pas de sens », ajoute posément mais sûrement Jérôme Ducros.

Les règles tonales intégrées inconsciemment et nécessaires

Ensuite il en vient à établir un parallèle avec la langue française qui a ses règles souvent tellement intégrées dans notre esprit que leur formulation est oubliée mais non leur application. Par exemple, « un loup affamé » ou « un sujet intéressant » se prononcent sans liaison car « loup » et « sujet » sont des substantifs, contrairement à « un sujet très intéressant » puisque « très » est un adverbe sur lequel doit en revanche s’effectuer une liaison. C’est à force d’entendre des phrases françaises bien formulées que l’on est capable de repérer celles qui ne le sont pas. Il en va de même pour la musique tonale qui a ses règles intégrées plus ou moins consciemment par ses auditeurs, à force de l’entendre jouer. Par conséquent, il s’ensuit qu’à l’écoute d’une musique tonale correspond chez le public un horizon d’attente qui n’accepte pas certaines notes considérées comme fausses, dissonantes et immédiatement repérables. Cet horizon d’attente peut être en outre récompensé « au-delà des espérances » de ce public, nous dit-il en s’appuyant sur Claude Lévi-Strauss, par une trouvaille du compositeur. Tel Mozart aimant rompre une cadence pour créer une bonne surprise appartenant au champ possible des attentes du mélomane. Ou Bach changeant un accord en un autre moins convenu sans être faux, pour créer un effet dramatique plus intense : ainsi dans sa cantate n°54 paraphrase-t-il un texte profond -« Ne laisse pas Satan t’aveugler car profaner la gloire de Dieu entraîne une malédiction mortelle »- en recourant à l’accord de triton (quarte augmentée), intervalle considéré à l’époque comme étant celui du diable et qui se prête donc magistralement à l’extrait. Rien de tel en revanche avec la révolutionnaire musique atonale où il n’y a pas de « champ » des possibles pour la simple raison que « tout » y est possible. Or « comme on s’attend à tout, on est surpris par rien ». SchönbergLe public se limite à une écoute passive. Un phénomène similaire se produit dans une certaine littérature moderne, ajoute le conférencier en citant l’un des premiers textes dadaïstes de Tristan Tzara : remplacer un terme par un autre ne nous permet pas de mieux le comprendre, puisque la compréhension ne participe pas de l’esthétique de ce mouvement littéraire. A contrario donc, la musique tonale utilise nos capacités prédictives, ce qui est encore illustré grâce à des exemples musicaux clairement analysés, en passant de nouveau par Mozart pour expliquer la « marche harmonique », suite logique musicale reposante, très appréciée des mélomanes heureux de pouvoir la deviner. On la retrouve d’ailleurs dans la musique tonale de variété, telle les fameuses « Feuilles mortes » de Prévert et Kosma. Ce qui permet de constater que les musiques savantes – i.e. classiques tonales – et populaires ont la même langue. Schönberg regrettera quant à lui que sa musique ne soit pas fredonnée comme celle de Tchaïkovski…

Une musique figée

Jérôme Ducros poursuit son propos en insistant sur le fait que la musique atonale n’a subi quasiment aucune évolution depuis son apparition. Pierre Boulez reconnaît lui-même : « On prétend que le XXème siècle a beaucoup évolué mais c’est faux. Il y a moins de différence entre les tendances d’aujourd’hui et Stravinsky qu’entre Beethoven et Wagner ». La preuve est apportée par l’audition de quatre extraits de musique atonale d’auteurs différents, dont un du XVIIème siècle constituant une facétie expérimentale de Carlo Farini qui avait souhaité à l’époque imiter les miaulements des chats et les aboiements des chiens (le titre de l’œuvre s’intitule « Capriccio stravagante » et date de 1627). Il constate combien il nous est impossible de les dater précisément, contrairement à l’écoute de quatre œuvres respectivement de Bach, Mozart, Wagner et Stravinsky. Donc loin d’innover, la musique atonale se confine en la répétition, ce qui est une attitude aussi réactionnaire, pourrait-on dire, que celle dont elle accuse ses adversaires…
De surcroît elle se caractérise plus par ses propriétés négatives que par des qualités positives : absences de tonalité, de pulsation régulière, de mélodie et d’harmonie, sont les points communs à tous les systèmes atonaux. « Voilà pourquoi on ne peut pas aller au-delà d’une absence ». Il ne reste plus qu’à basculer dans l’aporie suivante : « Si être moderne, c’est refuser la norme, que dois-je faire quand le moderne est devenu LA norme ? ». La volonté théorique d’en finir avec la langue maternelle ne trouve-t-elle donc pas ici ses limites par un « arrêt de l’évolution du style » ?

Retour à la musique tonale

Sa conclusion s’impose alors d’elle-même : être dans le vent « atonal » reste un rêve de feuille morte… Pierre Boulez souhaitait naguère que « la musique ne [soit] viciée par aucune réminiscence stylistique ni hantée par aucun parrainage du passé ». Ducros ose courageusement le défier : « Alors, réinvitons-les à notre table, ce vice et ces fantômes et les plaisirs qui vont avec, chassés par un art tellement obsédé par le dépoussiérage qu’on pourrait le dire « hygiéniste ». Reculons, alors oui, reculons pour mieux sauter et nous verrons dans quelques années, j’en prends ici le pari, que ce qui semble encore aujourd’hui aux yeux de certains être une évolution à l’envers [à savoir la composition de la musique néo-tonale] sera enfin pris pour ce que c’était vraiment : une révolution à l’endroit ».

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La musique qui sauve et la musique qui fait du mal.

Par Maestro Aurelio Porfiri

Tous ceux qui écoutent de la musique doivent être conscients des dangers et des dommages qu’elle peut causer.

Les Grecs, les Chinois, les peuples anciens ont compris que certaines mélodies guérissent et font du bien tandis que d’autres nous conduisent à la perdition. C’est pourquoi, dans la Chine impériale, il existait même un ministère de la musique.

Pourtant, nous permettons dans nos églises que les langues du monde remplacent les harmonies sacrées. Nous permettons, dans nos foyers, des chants qui s’inspirent de l’individualisme le plus effréné. Nos jeunes sont encouragés à se modeler sur des musiques exprimant des ambiguïtés sexuelles.

L’écrivain Enrica Perrucchietti, dans son ouvrage Le origini occulte della musica (Volume I) écrit : Plus que tout autre support, la musique peut être une arme secrète qui a le pouvoir d’influencer inconsciemment notre esprit, notre corps et nos pensées, et de soumettre secrètement et subliminalement notre personnalité. Ceci parce que nous sommes quotidiennement immergés dans le son qui sort des ipods, des télévisions, des radios, des concerts – sans parler de la pollution sonore à laquelle nous sommes inconsciemment soumis chaque jour“.

Le philosophe Corrado Gnerre, dans son ouvrage La rivoluzione nell’uomo, parlant de la révolution artistique écrit : Il suffit de penser aux expressions musicales et au cinéma, qui sont devenus d’importants véhicules de perversion morale. Le jeu et surtout la pensée ont subi des changements grâce aux nouveaux moyens de communication qui sont devenus les caisses de résonance de la révolution culturelle“.

Le philosophe Roger Scruton, dans son ouvrage Being Conservative, a déclaré ce qui suit : La débauche et l’immoralité, qui s’apparentaient auparavant à des défauts esthétiques, sont devenues des marques de fabrique du succès, tandis que la recherche de la beauté est considérée comme une régression par rapport à la véritable tâche de la création artistique, qui consiste à défier l’orthodoxie et à s’émanciper des contraintes de la coutume.”

En bref, il ne fait aucun doute que la musique n’est pas neutre et qu’elle requiert de la vigilance.

L’érudit Daniele Schöndans son ouvrage Il cervello musicale observe : Si depuis des dizaines de milliers d’années les mères chantent à leurs nourrissons pour les calmer et les apaiser, la musique pourrait donc avoir acquis un rôle crucial dans la régulation des émotions et le maintien de de l’homéostasie“.

Les grands organismes de transmission du savoir, la famille, la société, l’Église, devraient s’interroger sur l’utilisation de la musique en leur sein. Encouragent-ils une musique qui sauve ou une musique qui nuit ? Notre destin dépend aussi de la réponse à cette question.

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