Heureux comme Dieu en France ! Contrairement à une idée reçue, cette expression ne nous vient pas de nos voisins germaniques. C’est une traduction du yiddish, la langue communautaire des juifs ashkénazes : Men ist azoy wie Gott in Frankreich ! Au XIXème siècle, cette phrase résumait assez bien l’état d’esprit des juifs d’Europe centrale qui idéalisaient la France républicaine et laïque, le premier pays leur ayant accordé l’émancipation. Émancipation que l’on attribue à tort aux principes révolutionnaires de 1789. Encore une idée reçue.

C’est en effet Louis XVI qui s’attela à l’amélioration civile des juifs. En 1784, le roi supprime le péage que doivent payer les juifs d’Alsace lors de leurs déplacements. Et en 1787, Louis XVI commande à Malesherbes un rapport en vue d’améliorer la situation des juifs en France. Après 1789, la Révolution et Napoléon travailleront surtout à transformer les juifs français en dociles citoyens républicains, comme le député Stanislas de Clermont-Tonnerre en avait si bien exprimé le souhait devant l’Assemblée nationale en décembre 1789 : « Il faut tout refuser aux juifs comme nation et tout accorder aux juifs comme individus ».

Cette idéalisation de la France révolutionnaire ne faisait pas l’unanimité, même chez les juifs d’Europe centrale. Au moment de la campagne de Russie, le rabbi Chnéour Zalman de Lyadi [1], dans l’actuelle Biélorussie, voyait d’un très mauvais œil l’arrivée de Napoléon en Russie, contrairement à la majorité de ses coreligionnaires qui en attendaient une amélioration de leur condition sociale. Pour ce juif pieux, il était préférable de beaucoup pour son peuple que le Tsar Alexandre de Russie l’emportât sur Napoléon. Il expliquait cela par le fait que, si Napoléon gagnait, la situation matérielle des juifs en Russie serait certes allégée, mais un désastre aurait lieu sur le plan spirituel, car la France [c’est-à-dire l’idéal révolutionnaire que Napoléon incarnait] se posait comme celle qui apportait l’esprit de liberté vis-à-vis de tout ce qui concernait la religion et la foi en Dieu. Son fils, le rabbi Dov Baer décrivait ainsi l’impérialisme de Napoléon : Cette « klippa », cette force négative [de l’Empire français] est – à l’instar de Sénachérib – « la force même du mal » du fait de « l’orgueil et la vanité d’attribuer son succès à sa propre force en balayant la notion de Providence Divine, la foi et la confiance en Dieu »[2].

Quelle clairvoyance ! Si l’Europe d’aujourd’hui est prête à renier ses racines chrétiennes, si ses valeurs sont maintenant les droits de l’homme, la démocratie, la laïcité, le libéralisme sur les plans religieux, idéologique, économique et sexuel, elle le doit en grande partie à la France, à ses “Lumières” et à sa Révolution. La “Fille aînée de l’Église” est ainsi devenue le “pays des droits de l’homme”… Même s’il est vrai que certaines de ces valeurs n’ont rien d’incompatible avec l’héritage chrétien, lorsqu’elles n’en sont d’ailleurs pas directement issues, le fait d’en retrancher la notion du divin a eu en revanche des conséquences désastreuses sur le plan spirituel. « France hélas ! Il est bien vrai que ton influence est souveraine pour le mal comme pour le bien, dans les destinées du monde » prophétisait Saint Alphonse de Liguori quelques années avant la Révolution.

Heureux comme Dieu en France disent pourtant les juifs… Ce en quoi les papes ne les contredisent pas, comme ici Grégoire IX : « Dieu, auquel obéissent les légions célestes, ayant établi ici-bas des royaumes différents suivant la diversité des langues et des climats, a conféré à un grand nombre de gouvernements des missions spéciales pour l’accomplissement de ses desseins. Et comme autrefois il préféra la tribu de Juda à celle des autres fils de Jacob, et comme il la gratifia de bénédictions spéciales, ainsi Il choisit la France de préférence à toutes les autres nations de la terre pour la protection de la foi catholique et pour la défense de la liberté religieuse »[3]. Tout comme le peuple juif, la France a donc sa vocation à assumer dans le Plan divin, comme le rappelle Pie XII : « Inutile d’invoquer je ne sais quel fatalisme ou quel déterminisme racial. A la France d’aujourd’hui, qui l’interroge, la France d’autrefois va répondre en donnant à cette hérédité son vrai nom : la vocation. Car, mes frères, les peuples, comme les individus, ont leur vocation providentielle ; comme les individus, ils sont prospères ou misérables, ils rayonnent ou demeurent obscurément stériles, selon qu’ils sont dociles ou rebelles à leur vocation »[4].

Inutile de chercher ailleurs les raisons de la déchéance de la France. La Révolution a fait plus que détruire la foi et contaminer les pays d’Europe par ses idées subversives. Elle a décapité la France en la personne du roi Louis XVI le 21 janvier 1793. Le crime ne s’arrêtait pas au régicide, ni à l’assassinat d’un juste. En exécutant le roi, la Révolution coupait la tête de la France chrétienne, celle qui avait reçu le baptême à Reims à la Noël 496, en la personne de Clovis : « Reims conserve la source baptismale d’où est sortie toute la France Chrétienne, et elle est justement appelée pour cela le Diadème du Royaume. C’était une heure ténébreuse pour l’Église de Jésus-Christ. Elle était d’un côté combattue par les Ariens, de l’autre assaillie par les Barbares ; elle n’avait plus d’autre refuge que la prière pour invoquer l’heure de Dieu. Et l’heure de Dieu sonna à Reims, en la fête de Noël 496. Le baptême de Clovis marqua la naissance d’une grande nation : la tribu de Juda de l’ère nouvelle, qui prospéra toujours tant qu’elle fut fidèle à l’orthodoxie, tant qu’elle maintint l’alliance du Sacerdoce et du Pouvoir public, tant qu’elle se montra, non en paroles, mais en actes, la Fille aînée de l’Église »[5].

La cérémonie du sacre des rois de France renouvelait ce baptême national, par lequel la France était devenue la première nation chrétienne, la “Fille aînée de l’Église”. Le sacre est aussi la consécration nécessaire de l’autorité royale. L’onction du roi de France par l’évêque de Reims rappelle celle par laquelle le prophète Samuel consacra les rois Saül et David (I Samuel, chap. 9, 10 et 15). Le sacre confère enfin au prince une fonction ecclésiastique : on dit en effet que le roi est “l’évêque du dehors”. Tandis que les ministres de l’Église sont chargés du culte religieux et du salut des âmes des fidèles catholiques, le roi est le garant de la paix spirituelle et temporelle, de la justice, et de la sécurité de tous les sujets du royaume, quelque soit leur confession.

Le symbole du sacre était fort et les adversaires de la chrétienté ne le négligeaient pas. Les pires ennemis venant toujours de l’intérieur, c’est un prêtre, Jean Meslier, qui déclarait cyniquement dans son testament en 1729 : « Je voudrais, et ce sera le dernier et le plus ardent de mes souhaits, je voudrais que le dernier des rois fût étranglé avec les boyaux du dernier prêtre ». Le lendemain du sacre de Louis XVI, le 11 juin 1775, on retrouva ce graffiti sur les murs de la cathédrale de Reims : « Sacré le 11, massacré le 12 ! ». C’est encore le baptême de Clovis à Reims que Jean-Paul II évoqua lorsqu’il adressa ces mots en 1980 : « France, es-tu fidèle aux promesses de ton baptême ? »[6]. Mais que pouvait-il espérer d’une France ralliée aux idées de la république laïque et apostate ? La France s’est parjurée dans le sang de Louis XVI et des martyrs de la Révolution. Et elle a fini par renier définitivement sa foi lorsqu’elle s’est séparée de l’Église en 1905.

Heureux comme Dieu en France disent les juifs… Et en cela ils n’ont pas tort, car l’élection divine est sans repentance, comme le rappelle saint Paul : « Car je ne veux pas, frères, que vous ignoriez ce mystère, afin que vous ne vous regardiez pas comme plus sages que vous n’êtes, c’est qu’une partie d’Israël est tombée dans l’aveuglement, jusqu’à ce que la totalité des païens soit entrée. Et ainsi tout Israël sera sauvé, selon qu’il est écrit: “Le libérateur viendra de Sion, et il détournera de Jacob les impiétés ; et ce sera mon alliance avec eux, lorsque j’ôterai leurs péchés”. Il est vrai, en ce qui concerne l’Évangile, ils sont encore ennemis à cause de vous ; mais en ce qui concerne l’élection divine, ils sont aimés à cause de leurs pères. Car les dons et la vocation de Dieu sont sans repentance »[7].

Heureux comme Dieu en France… le jour où la Fille aînée de l’Église se souviendra de sa vocation et des dons que Dieu lui a prodigué au cours de son histoire. Jour béni que saint Pie X prophétise en ces termes : « Un jour viendra, et nous espérons qu’il n’est pas très éloigné, où la France, comme Saül sur le chemin de Damas, sera enveloppée d’une lumière céleste et entendra une voix qui lui répètera : “Ma fille, pourquoi me persécutes-tu ?” Et sur la réponse : “Qui es-tu Seigneur ?”, la voix répliquera : “Je suis Jésus que tu persécutes. Il t’est dur de regimber contre l’aiguillon, parce que dans ton obstination, tu te ruines toi-même.” Et elle, tremblante et étonnée, dira : “Seigneur, que voulez-vous que je fasse ?” Et lui : “Lève-toi, lave tes souillures qui t’ont défigurée, réveille dans ton sein tes sentiments assoupis et le pacte de notre alliance, et va, fille aînée de l’Église, nation prédestinée, vase d’élection, va porter, comme par le passé, mon nom devant tous les peuples et tous les rois de la terre »[8].

Rois de la terre et tous les peuples,
Princes et vous tous, juges de la terre,
Jeunes hommes et jeunes vierges,
Vieillards et enfants,
Qu’ils louent le nom de Dieu,
Car son nom seul est grand,
Sa gloire est au-dessus du ciel et de la terre,
Il a relevé la puissance de son peuple [9].

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1- Le rabbi Chnéour Zalman de Lyadi (1745-1813), dit le Baal Ha Tanya, est le fondateur, au sein du judaïsme hassidique, du mouvement Habad, plus connu sous le nom du village biélorusse de Loubavitch.
2- Textes en italiques tirés du résumé du discours de Shabbat du rabbi Menahem Mendel Schneerson de Loubavitch (1902-1994), prononcé le 30 novembre 1991. M. Emmanuel Mergui y fait allusion dans son article, “le jaillissement du Divin”, à l’occasion du nouvel an juif 5770, le 19 septembre 2009.
3- Grégoire IX, lettre à Saint Louis, Anagni, 21 octobre 1239. Cité par saint Pie X, Discours pour la béatification de Jeanne d’Arc, 13 décembre 1908.
4- Pie XII, 13 juillet 1937, extrait du discours prononcé à Notre-Dame de Paris.
5- Saint pie X, 19 décembre 1907, lettre à l’Archevêque de Reims, Monseigneur Luçon.
6- Jean-Paul II, 1er juin 1980, homélie prononcée au Bourget.
7- Saint Paul, Épître aux Romains 11 : 25–29.
8- Saint Pie X, extrait de l’allocution prononcée lors de l’imposition de la barrette aux cardinaux de Cabrières, Dillot, Dubillard et Amette, le 29 novembre 1911. In Marquis de la Franquerie, La Mission divine de la France.
9- Psaume 148, 11-14.

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Lettre de Sa Sainteté Grégoire IX à saint Louis du 21 octobre 1239.
Bulle Dei Filius

Donné au Latran en la treizième année de notre pontificat

Grégoire Évêque, serviteur des serviteurs de Dieu,

Salut et bénédiction apostolique.

Dieu, auquel obéissent les légions célestes, ayant établi ici-bas des royaumes différents, suivant la diversité des langues et des climats, a conféré à un grand nombre de gouvernements des missions spéciales pour l’accomplissement de Ses desseins.

Et comme autrefois Il préféra la tribu de Juda à celles des autres fils de Jacob et comme Il la gratifia de bénédictions spéciales, ainsi Il choisit la France, de préférence à toutes les autres nations de la terre, pour la protection de la foi catholique et pour la défense de la liberté religieuse. Pour ce motif, la France est le Royaume de Dieu même, les ennemis de la France sont les ennemis du Christ.

De même qu’autrefois la tribu de Juda reçut d’en-haut une bénédiction toute spéciale parmi les autres fils du patriarche Jacob ; de même le Royaume de France est au-dessus de tous les autres peuples, couronné par Dieu lui-même de prérogatives extraordinaires. La tribu de Juda était la figure anticipée du Royaume de France.

La France, pour l’exaltation de la foi catholique affronte les combats du Seigneur en Orient et en Occident. Sous la conduite de ses illustres Monarques, elle abat les ennemis de la liberté de l’Église.

Un jour, par une disposition divine, elle arrache la Terre Sainte aux Infidèles ; un autre jour, elle ramène l’Empire de Constantinople à l’obéissance du Siège Romain.

De combien de périls le zèle de ses Monarques a délivré l’Église !

La perversité hérétique a-t-elle presque détruit la foi dans l’Albigeois, la France ne cessera de la combattre, jusqu’à ce qu’elle ait presque entièrement extirpé le mal et rendu à la foi son ancien empire.
Rien n’a pu lui faire perdre le dévouement à Dieu et à l’Église ; là l’Église a toujours conservé sa vigueur ; bien plus, pour les défendre, Rois et Peuples de France n’ont pas hésité à répandre leur sang et à se jeter dans de nombreux périls.

Nos prédécesseurs, les Pontifes Romains, considérant la suite non interrompue de louables services, ont dans leurs besoins pressants, recouru continuellement à la France ; la France, persuadée qu’il s’agissait non de la cause d’un homme mais de Dieu, n’a jamais refusé le secours demandé ; bien plus, prévenant la demande, on l’a vue venir d’elle-même prêter le secours de sa puissance à l’Église en détresse.

Aussi, nous est-il manifeste que le Rédempteur a choisi le béni Royaume de France comme l’exécuteur spécial de Ses divines volontés ; Il le porte suspendu autour de Ses reins, en guise de carquois ; Il en tire ordinairement ses flèches d’élection quand, avec l’arc, Il veut défendre la liberté de l’Église et de la Foi, broyer l’impiété et protéger la justice.

Donné au Latran en la treizième année de notre pontificat.

Grégoire IX, Pape.