Au fur et à mesure que Daesh perd des territoires, les chrétiens, qui ont croisé le chemin de ces fanatiques, commencent à raconter leur histoire. Elle est terrifiante.

Qaraqosh, où vivaient plus de 50.000 chrétiens et quelques centaines de musulmans, est tombée dans les mains de l’Etat islamique le 6 août 2014. Ce matin-là, Milad, 9 ans, et David, 4 ans, sortis pour puiser de l’eau dans un champ, sont déchiquetés par un obus. Dès qu’ils ont enterrés les enfants dans le petit cimetière, les habitants abandonnent la ville pour fuir en direction d’Erbil, la capitale du Kurdistan irakien. Lorsque, à la tombée de la nuit, les djihadistes pénètrent dans la ville fantôme, ils ne capturent que 93 âmes. Mais, à celles-ci, ils réservent un été en enfer.

La famille de Christina, 3 ans, reste terrée chez elle. Le 22 août, la porte est fracassée par les soldats de Daesh : “Soit vous vous convertissez, soit vous quittez la ville”. Dans le préfabriqué de tôle ondulée où vit aujourd’hui la famille à Erbil, Aida raconte : “J’ai saisi Christina dans mes bras et j’ai guidé Khodr, mon mari qui est aveugle, vers la sortie de la ville. Au dernier checkpoint, un bus nous attendait. Là, Fadel, un musulman de Qaraqosh, s’est dirigé vers moi”. L’homme caresse les cheveux roux de la petite fille. Comme elle est mignonne. Il sourit. “Elle est pour moi”, dit-il, en arrachant l’enfant à sa mère. Aida hurle, se jette par terre, se traîne vers un émir de l’Etat islamique pour le supplier. “Il ne parlait pas arabe, c’était un Européen”. Les djihadistes la poussent dans le bus, elle se tape la tête contre les fenêtres, le bus part, et son enfant disparaît. Christina aurait été adoptée par une famille mossouliote. Cependant, à ce jour, sa trace est perdue.

Ces chrétiens que Daech assassine : "Mon petit garçon criait 'ne me laisse pas'"

Kodr, aveugle, et Aida, les parents de Christina, tiennent le portrait de Christina. (Benoît Kanabus)

L’indicible douleur d’Aida, Sanaa, la partage. Dans des circonstances similaires, elle fut séparée de son mari, Sabah, et de ses deux enfants, Tony et Aisa.

“Mon petit garçon criait ‘ne me laisse pas, ne me laisse pas’. Dieu merci, ma fille, je l’ai retrouvée à Ankawa chez sa tante qui avait réussi à la recueillir. Je n’ai aucune information concernant Tony et Sabah depuis le jour où nous avons été séparés. Je prie sans cesse pour les revoir.”

Naji a réussi à extraire sa femme et ses trois enfants de Qaraqosh. Mais il n’a pas pu se sauver lui-même. Alors, “je me suis converti”, avoue-t-il. Etait-ce pour éprouver sa nouvelle foi musulmane que les djihadistes lui ont demandé d’enterrer cinq chrétiens n’ayant pas survécu aux conditions d’incarcération ? Ils s’appelaient Ayoka, Elias, Naima, Oraha et Sabah. Le cadavre de Sabah a pourri 6 jours avant l’enterrement, celui d’Elias 13 jours.

Le corps de Samira est quant à lui resté deux ans et demi sur le toit de sa maison. La jeune fille de 20 ans a été prise chez elle par les soldats de l’Etat islamique. Ils l’ont violée chacun à leur tour. Puis, ils l’ont laissée là, attachée sur la toiture plate, se consumer sous le soleil et mourir de soif. Ce sont les hommes de la milice chrétienne NPU qui, après avoir libéré la ville, ont enterré ses restes devant sa maison.

Les djihadistes trouvaient aussi Rana à leur goût. Ils ont donc tué son mari et l’ont déportée à Mossoul où elle a été donnée en cadeau à Hussein, un Shabak, converti au sunnisme, devenu membre de Daech. Pas n’importe quel membre : le responsable de l’administration des biens chrétiens spoliés.

Pour avoir plus d’informations sur le sort réservé aux chrétiens dans Qaraqosh occupée, il faut se tourner vers Adel. Avec son épouse, Fidaa, et leurs trois enfants, Ewan, Ninos et Niven, ils ont été rassemblés avec d’autres prisonniers. “Il y avait environ 40 hommes et 40 femmes que les djihadistes ont séparé”, se souvient Adel.

“Un émir est entré dans le baraquement des femmes, il a sorti son sabre et l’a posé sur la gorge de ma fille. Convertis-toi, a-t-il ordonné à ma femme, sinon je la décapite.”

Fidaa accepte de se convertir, et, au lieu de la tuer, l’émir décide d’épouser l’enfant. La mère proteste, elle n’a que 8 ans. Fidaa ment, elle en a 10, et donc l’âge de se marier en islam. Tergiversations. Les islamistes menacent de violer la fillette sur le champ. Adel, à qui l’on apprend le sort de sa famille, bondit : “Je leur ai dit que je voulais me convertir et conserver ma famille”. Son ami Ammar, 35 ans, a lui aussi choisi de se convertir. Un jour, en cachette, il demande une cigarette. Les hommes du califat le frappent à coup de crosses de fusil jusqu’à l’éclatement de son crâne.

“Le nazisme du XXIe siècle”

D’autres villes reconquises, des êtres enfin libres marchent avec leur tragédie jusqu’à nous, comme trop peu de Juifs purent sortir de la nuit et du brouillard. Bartella fut conquise le 6 août. Au moins six habitants, parmi lesquels une octogénaire et un vieillard malvoyant, y sont traités de chiens et d’agents des Kurdes avant d’être exécutés. Une petite fille de 11 ans, Sandra, attire le regard des djihadistes. Son père, Layth, achète, avec l’aide d’une tribu de la région de Tel Skuf, un sauf-conduit pour 8 millions de dinars.

Il a eu plus de chance que son voisin, Sameer. Durant 15 jours, les terroristes exigent la conversion de toute sa famille. Sameer refuse, s’obstine, tant et si bien qu’un juge décide qu’ils peuvent partir s’ils laissent leurs biens à l’Etat islamique. Arrivés au checkpoint, des soudards sont séduits par sa petite fille. Ils l’attrapent et commencent à “s’amuser” avec elle. “Sameer est devenu fou”, explique Nidal, son épouse. Il se jette sur les hommes armés pour reprendre l’enfant. Les djihadistes le tabassent. Et, pour mieux démontrer au père son impuissance, ils battent sa fille sous ses yeux. Coups de poings, coups de pieds, la fillette râle dans son propre sang. “Dégagez maintenant”, hurle l’un d’eux. Sameer se relève à moitié conscient. “Pas toi”. Depuis ce jour, la mère et la fille n’ont aucune nouvelle de lui.

Smaïl, à côté de sa mère, Jeanne, revêtu du pantalon court et des vêtements de djihadiste qu’il a reçus.(Benoït Kanabus/L’Obs)

Smaïl et sa mère, Jeanne, sont également des rescapés de Bartella. Actuellement, ils végètent, en attente d’un visa, dans un grand appartement vide d’Ankawa dont ils ne sortent jamais. L’adolescent avait 14 ans quand Daech a surgi. “Je suis sorti dans la rue, la ville était déserte. J’ai vu un homme qui s’acharnait à casser la croix de l’église. Je n’ai pas réfléchi, je me suis approché.” Smaïl va rapidement comprendre lorsque l’homme pose un fusil sur sa tempe.

Après un mois de détention, 20 soldats entrent dans sa cellule : “‘Convertis-toi, mon garçon, tu recevras des vierges sur terre et au paradis.’ J’avais peur, reconnaît le gosse, je ne savais pas quoi répondre”. Abdallah, un ancien voisin membre de Daesh, use d’un argument plus concret : “Si tu te convertis, tu recevras aussitôt une maison et une femme.” Le chef, Abu Atab, perd patience. Il leur montre une vidéo sur son smartphone : “C’était lui en train de torturer et tuer. Il m’a dit : ‘Si tu ne te convertis pas, je vous décapite, toi et ta mère'”.

Smaïl et Jeanne obtempèrent et, désormais revêtus à l’afghane, sont réduits à l’état de domestiques durant six mois. Ils seront ensuite transférés dans un village à l’ouest de Mossoul. Là-bas, les habitants sont aussi féroces que les hommes de Daech. “Lorsque j’arrivais en retard à la mosquée, ils me donnaient du fouet. ‘Si tu ne viens pas vendredi, on te coupe la tête’’. Ils voulaient aussi s’assurer que ma mère récitait bien ses prières. Mais elle est épileptique, sa mémoire est défaillante. Pour la punir, ils la frappaient avec un bâton et la piquaient avec une aiguille à chaque fois qu’elle commettait une erreur.”

Ne devrait-il pas aussi prendre une femme ? Smaïl a maintenant 15 ans, c’est un homme, et ça tombe bien, une fille de 12 ans est marier pour 13 millions de dinars. “‘Elle s’occupera de ta mère’. Je ne voulais pas. D’ailleurs, je n’avais pas d’argent. Alors ils m’ont emmené devant un juge, à Mossoul, pour me faire épouser une prisonnière. Il y avait beaucoup de Yézidies et de chrétiennes dans des cages. Ils m’ont proposé de choisir comme on choisit un poulet au marché. J’ai refusé à nouveau, et, finalement, ils m’ont laissé partir.”

 Dans Mossoul, il est témoin d’une lapidation et d’hommes, “en costume orange”, égorgés par des enfants. Quand l’offensive de l’armée irakienne débute en octobre, les djihadistes attrapent Smaïl : direction un camp d’entraînement pour devenir kamikaze. “Nous étions 42, tous très jeunes, moins de 20 ans, puis 16 Turcs nous ont rejoint. Le premier cours a duré 20 jours. On nous a appris comment un bon musulman sacrifie sa vie. Le soir, ils nous montraient des films de combat. Le deuxième cours devait aussi durer 20 jours pour apprendre le maniement des ceintures explosives et des camions suicides. Entre les deux, trois jours de permission. Je suis retourné voir ma mère : elle était délaissée, sans eau et sans nourriture. J’ai décidé de ne pas repartir pour m’occuper d’elle. Nous nous sommes cachés en attendant l’arrivée de l’armée irakienne.”

Partout les récits rivalisent dans l’atrocité. Carlos, 28 ans, originaire de Batnaya, a été torturé durant 25 jours dans une prison de Tel Kayf par un Syrien, un Yéménite et un Koweïtien. Son corps n’est plus qu’une cicatrice articulée. Du Sinjar, lieu du génocide des Yézidis, quelques familles chrétiennes ont pu s’échapper. Elles témoignent des conversions obligatoires, de l’abandon de leur nom chrétien, des djihadistes qui forçaient les portes pour trouver des mineurs : les garçons étaient enrôlés dans l’armée, les filles prostituées. Plusieurs chrétiennes, réduites en esclavage avec des Yézidies, n’ont pas quitté leurs sœurs d’infortune et sont aujourd’hui réfugiées en Allemagne.

Parmi cette foule de morts et de victimes, approchons nous encore de Claudia, 20 ans, qui cherche son mari dans les rues de Mossoul. Il a disparu lors de la chute de la ville, en juin 2014, il y a déjà plus trois mois. L’amour est imprudent ; les djihadistes repèrent Claudia et l’arrêtent. Dans la salle d’interrogatoire, un homme lui ôte son voile. Les djihadistes se pâment devant sa beauté. Ils l’agrippent, la serrent, puis la jettent dans un centre de détention, au milieu d’une centaine de captives yézidies, au pied d’une autre chrétienne, âgée de 60 ans. Claudia recueillera le dernier souffle de cette femme dont le corps avait fini par s’épuiser des viols à répétition. Claudia aux cheveux blonds attire la convoitise. Deux hommes, habillés à la mode afghane, la violent brutalement, en même temps que la jeune Yézidie qui partage sa cellule.

“Une nuit, huit hommes se sont mis en file devant la porte ; chacun d’eux, après un ‘mariage’ expédié, m’a prise avec une violence que l’on ne voit pas chez les animaux.” Durant deux mois, en compagnie de la jeune Yézidie, Claudia portera ainsi sa croix – elle en avait une tatouée sur la main. Les hommes se lassent d’elle et Claudia prend le chemin du marché aux esclaves. On la destine à l’Arabie saoudite, glisse-t-on amusé à son oreille. C’est finalement un dénommé Omar qui l’achète. Mais cet homme-là, elle ne le sait pas encore, est l’ami d’Ahmed, le fils de ses anciens voisins, qui entreprend de l’aider à s’enfuir vers Duhok, non sans que, au checkpoint kurde, il ne paye un dessous de table de 2 millions de dinars.

Dialogue avec le diable

Habib, le père aveugle de Reta, écoute un enregistrement audio de sa fille. (Benoît Kanabus/L’Obs)

Habib vit dans un camp, seul, parce qu’il est veuf et parce que sa fille, Reta, est captive. “Elle a été vendue par Simone, mon voisin depuis 20 ans. Il est musulman. Il avait rejoint Daech, mais je l’ignorais. Il a vendu Reta à un autre musulman de Qaraqosh, Abu Abudi, en même temps que Rana [celle qui fut mariée à Hussein] et Christina [la petite fille de 3 ans]. J’étais dans la voiture avec elles.” Simone a empoché 5 millions de dinars pour chacun, puis il a fait les poches du vieil aveugle, 16 millions et un peu d’or amassé en plus, avant de le laisser sur le bord de la route. “Elles ont été conduites à Mossoul, mais je ne sais rien de plus.” Reta racontera elle-même, plus tard, avoir été revendue par Abu Abudi à Abu Quetal al-Lebi, lequel la vendra à son tour à Abu Mansur.

Telle est, en effet, l’ambiguïté de cette histoire-ci : Reta a elle-même pris contact avec des chrétiens de Qaraqosh pour organiser sa libération. Une première fois en 2015. Petros Mouché, l’évêque Syriaque catholique, est alors averti, ainsi que le général chrétien Behnam Aboosh. “J’étais prêt à payer les 30.000 dollars réclamé, explique l’évêque. J’ai proposé au djihadiste avec lequel nous discutions par téléphone de verser 10.000 dollars immédiatement, puis le reste lorsque Reta serait en compagnie des passeurs Yezidis habitués à ces transactions. Ils ont refusé, alors je n’ai rien versé.” Pourquoi ne pas courir le risque ? La somme semble dérisoire à perdre pour gagner une vie. “Nous avions eu des premiers retours disant que, hélas, Reta collaborait désormais avec Daech”, reconnaît Athra, le porte-parole de la milice chrétienne NPU.

En avril 2017, nouvelle tentative, mais cette fois, Reta s’adresse directement à son ami Jameel, via un numéro américain connecté à WhatsApp. Quelques messages, puis une vidéo : Reta est voilée, elle pleure, se lamente, en arrière-fond des enfants crient. Le dialogue avec le diable s’instaure durant près d’un mois.

Nul doute que c’est bien Reta sur la vidéo et les photos, de même que c’était bien sa voix qui parle syriaque, une langue que seuls le chrétiens pratiquent. Mais est-elle manipulée pour extorquer de l’argent par son mari qui essaie de fuir Mossoul assiégée ? Ses messages sont confus, et bientôt elle s’énerve.

Reta envoie par WhatsApp une photographie et appelle à l’aide pour sa libération. (Benoît Kanabus/L’Obs)

“Vous êtes des menteurs. Soyez maudits. On a payé pour les femmes Yézidies, mais, pour moi, personne ne fait rien, personne ne s’inquiète de moi ou de Rana ou de Christina.” Comment peut-elle connaître le sort actuel de Rana et de Christina qui sont à Mossoul tandis qu’elle affirme être en Syrie depuis plusieurs mois ? Le nom et les coordonnées d’un membre d’une organisation yézidie lui sont fournis. “J’ai déjà parlé avec eux. Ils n’aident pas les chrétiens.” C’est faux, ils en ont libérés 14. “J’ai envoyé des photos, des vidéos, des messages vocaux. Que voulez-vous de plus ?” Reta, personne n’a jamais vu un esclave se vendre lui-même, lui dit-on. “Vous ne voulez pas m’aider. Au revoir.”

Des chrétiennes et des Yézidies libérées diront avoir vu Reta, au tout début de la présence de Daech à Mossoul, voler personnellement l’or et l’argent des non-musulmans chassés de la ville…

 

 

 

 

 

Benoît Kanabus Source

L’organisation de défense des droits civiques et de l’Homme Hammurabi, dont le bureau d’Erbil est composé de chrétiens, dirigé par Youssif Yohanna, a directement aidé à délivrer 16 chrétiennes et une Yezidie avec l’aide d’une association yézidie spécialisée dans le rachat d’esclaves, le Barkhdan Center. Hammurabi Erbil liste les disparus, récolte des informations, paye des rançons, aide matériellement, accompagne psychologiquement et cherche des visas pour ceux qui ne peuvent ou ne veulent plus vivre en Irak.

Les chrétiens ne sont qu’impureté ! (Coran 9.28)” ;
Faites-leur la guerre jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’association [d’Eglise] et que la religion soit seulement l’islam (Coran 2.193)”.